INTERVIEW « QUAND PASSENT LES CHEVAUX DU DÉSERT » de Bernard Vadon : « Une sorte de miroir qui se promène sur une longue route. »

Publié le 22 Janvier 2024

Rencontre informelle avec l’auteur de cette manière de thriller historique avec pour acteurs privilégiés, le cheval et deux hommes d’exception :

 

Focus sur l’auteur :

« Cet ouvrage, au-delà de mes affinités familiales – le général Eugène. Melchior (E.M.) Daumas était mon arrière/arrière-grand-père – est un devoir de mémoire qui se double d’un travail de recherches au cœur d’un épisode historique important ; c’est également le fruit de compilations, de différentes lectures, de conférences – notamment celle donnée à Marrakech dans le cadre des activités culturelles organisée par l’Institut français de cette ville et singulièrement par le Cheikh Muhammad Valsan, directeur de la revue Science Sacrée spécialiste de l’expression universelle des doctrines initiatiques. » explique l’auteur.

Et Bernard Vadon de poursuivre :

« De son côté Gilbert Meynier, historien de l’Université de Nancy 2 – aujourd’hui et malheureusement disparu - à la lumière d’un autre ouvrage signé François Pouillon, (« Les Dialogues sur l’hippologie arabe ») avait proposé un éclairage aussi objectif qu’intéressant dans le contexte d’une Algérie – décor et prétexte à cet ouvrage - que d’aucuns souhaitaient alors coloniser. »

« En effet, selon l’historien Gilbert Meynier, on ne le dit et l’écrit peut-être pas assez, dans ce contexte, Eugène-Melchior Daumas et Abd el Kader ne nourrissaient pas le même projet mais pour autant entretenaient une connivence singulière et privilégiée avec le cheval pour référence, ainsi qu’un code d’honneur lié à leurs origines et à leur formation. Le général Daumas était en tout cas obstinément opposé à l’idée de colonisation. C’était un militaire privilégiant l’obéissance. Simplement. »

« Le général Daumas a servi pendant quinze ans dans l’armée de conquête de l’Algérie. Il eut à y affronter la résistance algérienne que tentait d’organiser et d’unifier sou l’autorité de l’émir Abd el-Kader que le général  a bien  connu et côtoyé durant trois ans. En effet, au lendemain du traité de la Tafna -en mai 1837- qui reconnaissait à l’émir son autorité sur les deux tiers occidentaux de l’Algérie. Et cela, durant la période de paix armée de deux ans et demi qui s’ensuivit,

Eugène-Melchior Daumas – alors colonel - fut quant à lui installé consul à Mascara. Il y vécu trois années, tissant avec l’émir des liens de respect et de confiance mutuels. Ses connaissances en arabe, qui n’étaient déjà pas si inexistantes, devinrent telles qu’il put se passer d’interprète. Puis, après la reddition de l’émir, fin 1847, il fut envoyé auprès de lui, au mépris de l’engagement solennel de la France lequel avait spécifié de le laisser vivre à sa guise en terre d’islam. L’émir restera assigné à résidence, notamment à Pau, puis au château d’Amboise, jusqu’à sa libération par le Prince-Président, en octobre 1852. Le général et l’émir se connaissaient et s’appréciaient. Aussi  ce n’est pas sans quelque bonheur que l’émir retrouva son interlocuteur de Mascara. »

Finalement, comment a germé l’idée de ce livre ?

« C’est un long et patient devoir de mémoire et une dizaine d’années de recherches. E.M Daumas a longuement et patiemment étudié la place du cheval dans la vie «arabe», la manière aussi  dont on le soignait, l’éduquait, le dressait. Il a noté ses observations sur les relations entre les Algériens et leurs montures. Dans son ouvrage « Les Chevaux du Sahara ,» il y consignait combien le cheval était chez les «Arabes» un objet de respect, d’élans poétiques, entremêlés d’approches mystiques-superstitieuses. D’ailleurs, il fera don à l’émir Abd El Kader d’un exemplaire de ce livre et sollicita l’avis de cet authentique aristocrate, descendant d’une lignée de šurafā’ (nobles d’ascendance prophétique) et de muqaddam(s) (guides, dignitaires) de la confrérie qādiriya. Entretenant cette relation, les deux hommes continuèrent de correspondre. Des échanges qui perdurèrent plus de trois décennies.

Et les conséquences (heureuses) du succès de l’ouvrage de votre aïeul  ?

« Toujours selon Gilbert Meynier  ce best-seller ( « Les Chevaux du Sahara ») contribua sans doute à susciter l’intérêt de Napoléon III pour les chevaux arabes jusqu’à ordonner leur acquisition par les haras français. Bien sûr, le contexte des relations entre Abd El Kader et Eugène Daumas est colonial, mais la portée de leurs échanges ne se réduisait pas à la seule ethnographie coloniale. La comparaison des hippologies, d’une rive à l’autre de la Méditerranée, n’est pas bâtie sur des considérations ethnicistes où, sur des a priori, l’emportent la curiosité et l’observation, et non pas les jugements de valeurs. 

Que pourrait, aujourd’ui et à votre avis, en penser l’anthropologue François Pouillon ?

«En tout état de cause, une « leçon d’humanisme» que donnent ces «hommes des chevaux».  Pour preuve, Abd .El .Kader n’ignorait pas la langue française même en vaincu, et surtout même si après avoir été honteusement floué par les promesses non tenues des vainqueurs, il ne la pratiquait pas en public. Tout musulman et  mystique qu’il ait été, il fut, selon la règle musulmane, un véritable despote éclairé. A ce titre, on sait combien l’émir avait été captivé par la tentative du pacha d’Égypte, Mohammed Ali, de moderniser son pays. Ce que tenta de faire Abd El Kader en s’employant à bâtir le premier État algérien qui eût déjà des caractéristiques nationales : un État mu par un vif et sincère’intérêt pour le peuple et conçu selon un contrat de services avec le peuple, au-delà de l’émiettement et des rivalités claniques et régionaux qui finirent, parallèlement à la puissance de l’envahisseur, par avoir raison de lui. Au-delà des rapports entre cette figure d’une exceptionnelle hauteur de vues et un interlocuteur Français à la rare ouverture d’esprit, leur correspondance représente des documens de premier ordre sur la société et la culture algériennes du milieu du xixe siècle. À l’inverse de cette sédimentation traumatique structurelle, la correspondance entre l’émir Abd  el-Kader et le général Daumas et leurs inclinations partagées sont une métaphore de ce qu’il a pu y avoir, conjoncturellement, de meilleur dans ces rapports.  En queljue sorte le pire et le meilleur. Une démarche dialectique, digne de toute la complexité du divers historique pour cerner un sujet trop souvent traité en simplismes symétriques »D’ailleurs, l’historien Gilbert Meynier est tout autant explicite. Je le cite à dessein :  Le général Eugène-Melchior Daumas qui servit pendant quinze ans dans l’armée de conquête de l’Algérie eut à  affronter la résistance algérienne que tentait d’organiser et d’unifier l’émir Abd el-Kader. Puis, au lendemain du traité de la Tafna (mai 1837), qui reconnaissait l’autorité de l’émir sur les deux tiers occidentaux de l’Algérie, durant la période de paix armée de deux ans et demi qui s’ensuivit. Eugène-Melchior fut alors installé consul auprès de l’émir à Mascara. Il y vécut trois ans, tissant avec lui des liens de respect et de confiance mutuels. Ses connaissances en arabe, qui n’étaient déjà pas si inexistantes,  loin s’en faut, devinrent telles qu’il put se passer d’interprète.  Après la reddition de l’émir, fin 1847, le général Daumas, enrichi d’une sérieuse pratique de la langue arabe, fut envoyé une nouvelle fois délégué auprès de l’émir et au mépris de l’engagement solennel qui avait été pris de laisser celui-ci vivre à sa guise en terre d’islam. En fait, il restera assigné à résidence mais en France ! Notamment, à Pau, puis au château d’Amboise, jusqu’à sa libération, par le Prince-Président, en octobre 1852. »

Et l’Algérie dans tout cela ?

« Pendant ses années algériennes, l’officier supèrieur de cavalerie Daumas avait accumulé observations et notes qui allaient faire de lui un prolifique auteur «indigéniste», entre autres, sur le cheval en Algérie qui tenait une place importante dans la société arabe. Aristocratique, notamment. Mon aïeul, le général Daumas étudia méticuleusement  la place du cheval dans la vie «arabe», la manière dont on le soignait, on l’éduquait et le dressait. Il nota ses observations sur les relations entre les Algériens et leurs montures, dans un livre consacré à l’équitation et à l’hippologie. Sorte de « bréviaire » incontournable pour les cavaliers et les amoureux du cheval.  Cet ouvrage intitulé simplement « Les Chevaux du Sahara », parut en 1851. Ce fut en quelque sorte son livre « phare » parmi ceux qu’il écrivit (pour la plupart édités chez Hachette). Est-il nécessaire de préciser que  le cheval estt, chez les «Arabes», un animal inspirant le respect, générateur d’élans poétiques,  entremêlés d’approches mystiques-superstitieuses. Après cette parution l’auteur reçut de nombreux et encourageants commentaires, dont un manuscrit en arabe de la main d’Abd El Kader, quelques dizaines de feuillets en forme d’étude abrégée sur les chevaux (dirāsa qaṣīra ḥawl al- ḫuyūl) ; La parution des Chevaux du Sahara fut un succès. Un best-seller qui alla jusqu’à susciter l’intérêt de Napoléon III pour les chevaux arabes au point d’en ordonner l’acquisition pour les haras français. » 

Néammoins, quelle différence avec votre ouvrage sur un sujet auparavant traité par d’autres auteurs  ?

« L’ouvrage de François Pouillon, publié en 2008, s’enrichit d’un bref, mais disert avant-propos de Bruno Étienne, anthropologue, sociologue et politologue français, spécialiste de l'Algérie, de l'islam et de l'anthropologie du fait religieux. Il fut l’un des premiers politologues à s’intéresser à l’islam comme fait politique. Il en ressort, comme dans ses précédentes et nombreuses autres publications, cette constatation commune à savoir, un intérêt prédominant pour l’Algérie profonde et bien au-delà des images conventionnelles tant répandues jusqu’alors sur la ci-devant Régence d’Alger. Ainsi que la peinture algéro-orientaliste du xixe siècle, le moindre des mérites, n’est pas sa portée pédagogique . »

Alors, en quoi apparaissent-ils comme des hommes d’exception?

« Ne nous méprenons pas : le contexte des relations entre Abd El Kader et  le général était naturellement de nature colonial, à cette nuance près, sinon capitale, que la portée de leurs échanges ne se réduisait pas à l’ethnographie coloniale. La comparaison des hippologies d’une rive à l’autre de la Méditerranée ne s‘établit pas sur des considérations ethnicistes sinon des à priori. Seules,  la curiosité et l’observation l’emportent et non pas les jugements de valeurs »

Développez plus précisément votre pensée …

« François Pouillon a  fait une analyse aussi complète qu’objective. Pour cet auteur, anthropologue réputé, ce sont deux figures de statut social relativement comparable :  un général français arabophone ouvert aux «Arabes» et un prince algérien de la mystique, vraie figure de l’universel accueillant à son égard qui pratiquait, couramment notre langue on l’aura noté précédemment, même si, vaincu, après avoir été trompé par des promesses non tenues de son vainqueur, il ne le parlait pas systématiquement en public. Tout musulman et tout mystique qu’il ait été, il fut, certes à la musulmane, un véritable despote éclairé. On sait combien il avait été captivé par la tentative du pacha d’Égypte, Mohammed Ali, de moderniser son pays, et c’est aussi ce que tenta de faire l’émir en s’employant à bâtir le premier État algérien qui eût déjà des caractéristiques nationales : un État mû par l’intérêt pour le peuple, conçu selon un contrat de services avec le peuple, au-delà de l’émiettement et des rivalités claniques et régionaux qui finirent, parallèlement à la puissance de l’envahisseur, par avoir raison de lui.  Au-delà des rapports  entre cette figure d’une exceptionnelle hauteur de vues et un interlocuteur français à la rare ouverture d’esprit, leur correspondance représente un document de premier ordre sur la société et la culture algériennes du milieu du xixe siècle.  À l’inverse d’une sédimentation traumatique structurelle, la correspondance entre l’émir Abd el-Kader et le général Daumas, et leurs inclinations partagées, sont une métaphore de ce qu’il a pu y avoir, conjoncturellement, de meilleur dans ces rapports. En clair, le pire et le meilleur : une démarche dialectique, digne de toute la complexité du divers historique, pour cerner un sujet trop souvent traité en simplismes symétriques. En tout cas ces hommes de chevaux nous donnent une magistrale « leçon d’humanisme».

Une conclusion ?

« En qualité d’auteur j’ai souhaité, avant toute chose, respecter l’objectivité de l’étude enrichie d’une généalogie incontournable ne sacrifiant en rien à la réalité des faits où se mêlent le rêve et l’imaginaire. Pour moi, cet ouvrage est une modeste mais au fond une indispensable suite à des écrits spécifiques et visant - dans le droit fil de la pensée affirmée d’André Chouraqui - à démolir le mur qui sépare les disciples d’Abraham et, mendiants de l’impossible, et à répandre l’espérance de la paix.  En d’autre termes, et à près de 200 ans d’espace-temps, célébrer l’altérité. »

Au fond et pour conclure,  Albert Camus écrivait, dans ce contexte, que l’homme n’est pas entièrement coupable : il n’a pas commencé l’histoire ; et cependant pas tout à fait innocent, puisqu’il la continue.

Mais au fond, je ne sais pas si je ne lui préfère pas la pensée de Benjamin Constant, , lorsqu’il estimait que l’Histoire, un mélange de littérature et de politique, est comme le soleil : un flambeau allumé pour tout le monde !  

En somme, universelle. »

 

 

 

Rédigé par Bernard Vadon

Publié dans #J - 2 - B ( Journal )

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