Ukraine suite : « Shât mât »  ( échec et mat)  : mais qui, dans cette dramatique et complexe partie, occupe la place du roi ?

Publié le 13 Mars 2022

« Je ne sais pas comment on fera la Troisième Guerre mondiale, mais je sais comment on fera la quatrième : avec des pierres! »

L’auteur de cette réponse, laconique et quelque peu « dé-coiffante », à une question qui l’était tout autant, n’était pas  prophète et encore moins médium célèbre, mais tout simplement l’initiateur de la fameuse formule - E = mc2  - autrement nommé, et nous n’irons pas plus avant dans le monde feutré de la physique, Albert Einstein.

Albert Einstein : il savait de quoi il parlait.

Initiateur de la théorie de l’interchangeabilité de l’énergie de la masse. Et par voie de conséquence, alors même que venait de s’achever la première guerre mondiale, l’un des pères d’une nouvelle énergie : le nucléaire.

EFFETS POLITIQUES CONSIDÉRABLES

Nous sommes en l’an 1920. Pour faire bonne mesure de cette découverte, le destin – ou quoi d’autre – mettra sur le chemin de l’éminent scientifique, un autre scientifique, non moins « inventif » , un certain Leo Szilárd, jeune physicien hongrois-américain. Une collaboration qui mènera, dans les années quarante, aux prémices d’une redoutable guerre atomique.

Les survivants des explosions, les hibakusha, sont devenus le symbole d'une lutte contre la guerre et les armes atomiques à travers le monde. Réalité ou utopie ?

Soixante-dix ans plus tard – les 6 et 9 août 1945 – au-delà des effets politiques considérables suite aux bombardements de Nagasaki et d’Hiroshima, et plus tard, de la signature, par l’ONU, du premier traité pour l’interdiction de l’usage et du stockage d’armes nucléaires.

Partisan de la paix et vraisemblablement conscient des conséquences de cette sinistre découverte, Albert Einstein n’aura de cesse d’en dénoncer les dangers. Il savait de quoi il parlait. Comme l’écrit Charles Baudelaire : la plus belle ruse du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas.

Aussi, cette prise conscience et ses mises en garde resteront lettre morte. L’Histoire continuant à confiner le célèbre physicien dans le processus diabolique de la création de la bombe atomique.

Etienne Klein : une simple découverte.

Une hypothèse que certains s’emploient à nuancer. Notamment, un autre physicien Etienne Klein affirmant que la célèbre formule n’est pas, celle de la bombe atomique et qu’elle ne doit rien à la relativité (NDLR) . Selon lui, elle découlerait simplement de la découverte, par hasard, en 1938, de la fission. Et d’ailleurs la lettre qu’Einstein adressa au président Franklin Roosevelt le disculpe dans cette accusation, lui qui ne visait qu’à alerter le président américain des menaces de l’Allemagne nazie.

Mais ainsi va l’Histoire.

Malheureusement, la science est une chose et l’usage qu’en font les gouvernants, une autre.

LE CONCEPT D’HUBRIS

Il n’est peut-être pas totalement vain de rappeler ce que Pascal dans ses « discours » sur la condition des « grands » en disait et surtout leur disait :

 « Ne vous méconnaissez pas vous-même en croyant que votre être a quelque chose de plus élevé que celui des autres […] Car tous les emportements, toute la violence, et toute la vanité des Grands vient de ce qu’ils ne connaissent point ce qu’ils sont. »

`

Blaise Pascal : une "pensée" hors du commun. 

Le concept d’hubris :  peut-être en avez-vous entendu parler. ? 

On pourrait ,d’ailleurs, lui adjoindre celui de Diogène affectant les personnes aux profils différents ayant, pour caractéristique commune, le refus de recevoir toute aide extérieure.

En clair, l’hubris ou hybris  – inspirée de la philosophie grecque -  suscite la démesure et ses conséquences parfois funestes. Inquiétant quand même.

Platon et Aristote en sont les principaux illustrateurs, si l’on peut dire, par le biais notamment du théâtre où le héros submergé par ses succès se prend pour un Dieu. Sinon pour Dieu. Et que la déesse de la vengeance, Némésis, se charge de remettre en place. En somme, une façon de démontrer combien le pouvoir exerce une fascination indéniable, autant sur ceux qui le subissent que sur ceux qui l’exercent.

LA MALADIE ET LE POUVOIR

En 1976, Pierre Accoce et Pierre Rentchnick – l’un journaliste et l’autre médecin -  publiaient un livre au titre évocateur et finalement surprenant mais qui fit, je m’en souviens, sensation, intitulé : « Ces malades qui nous gouvernent ».

Avec en pole position de célèbres personnalités  - de Roosevelt à Kennedy en passant par Staline, notamment - ayant exercé le pouvoir alors qu’elles étaient gravement malades. La liste n’est pas exhaustive.

David Owen : une maladie nommée "Hubris syndrome. "

Trente ans plus tard, dans un autre ouvrage autrement révélateur ( « In Sickness and in Power »  en français, « Dans la maladie et le pouvoir »,  David Owen examinait, quant à lui, le rôle de la maladie dans les prises de décision des chefs d’État. Selon David  Owen - médecin et scientifique - les chefs d’État tiennent entre leurs mains le destin des peuples et, de ce fait, leurs décisions doivent se fonder sur un sens du jugement solide et réaliste. Ce n’est une mince qualité.

Mais il va plus loin, et propose tout à fait sérieusement au lecteur et à la communauté scientifique, de considérer l’idée d’une nouvelle entité clinique dont seraient victimes certains dirigeants par le fait qu’ils détiennent le pouvoir.  CQFD !

L’idée provocante est également développée dans un article qu’il cosigna avec Jonathan Davidson, psychiatre au Centre médical de l’Université Duke, à Durham aux États-Unis dont la teneur fut publiée dans la revue de neurologie Brain. Cette maladie est nommée en anglais … hubris syndrome ! (1)

Il n’y a jamais de hasard. Enfin, façon de dire car d’aucuns et particulièrement mes lecteurs savent ce que je pense de l’imprévisibilité ou de l’imprédictibilité.

Ces responsables politiques - je cite - seraient donc « intoxiqués » par un étrange agent pathogène – le pouvoir – qui les conduirait à manifester un singulier narcissisme pathologique.

PERSONNAGE D’ENVERGURE

Il n’existe pas, en français, d’équivalent au mot anglais hubris. A la limite, on pourrait le traduire par« orgueil démesuré ». Mais le champ sémantique du terme anglais est beaucoup plus large car il associe narcissisme, arrogance, prétention, égotisme, voire manipulation, mensonge et mépris. N’en jetez plus !

Le terme, selon les auteurs, renvoie également à un sentiment d’invulnérabilité, d’invincibilité et de toute-puissance, en y associant un certain pathétique.

Comme le narcissisme, l’hubris désigne aussi un manque d’intérêt pour tout ce qui ne concerne pas le sujet personnellement, une absence générale de curiosité.

La caractéristique principale de l’hubris serait qu’il est visible de tous, sauf du principal intéressé et de ses fidèles. Plus gravissime encore.

Adapté à la politique, on voit immédiatement se profiler quelques candidats au syndrome d’hubris. Mais David Owen se focalise surtout sur l’analyse des chefs d’État britanniques et américains. Nuance donc. Quoique…

David Owen est considéré par ses pairs comme un fleuron d’une certaine orthodoxie politique à l’anglaise nanti d’un curriculum vitae exceptionnel (membre du Parlement et le plus jeune ministre des Affaires étrangères britannique. Fondateur, et un temps, directeur du Social Democratic Party. Conseiller, membre de la Chambre des lords, chancelier de l’Université de Liverpool.)

Le personnage ne manque manifestement pas d’envergure !

Selon le raisonnement de David Owen, le problème ce n’est pas le pouvoir en tant que tel, mais bien ses effets sur ceux qui le détiennent. Une légitimité qui serait le fruit d’une longue expérience en politique et de son état civil en qualité de médecin et de scientifique.

Pour justifier son analyse et vraisemblablement poussé par la consternation, il se lance alors dans une analyse dévastatrice des gouvernements de Tony Blair et George W. Bush et mène une argumentation parallèle montrant comment l’un et l’autre, après les attentats du 11 septembre 2001 et dans le contexte de la guerre en Irak, ont progressivement développé les signes du syndrome d’hubris. Tous deux ayant délibérément menti à leur peuple et au monde entier à plusieurs reprises. Les circonstances étaient certes exceptionnelles mais  la description politico-psychologique de la progressive descente dans l’hubris de ces deux hommes d’État est hallucinante. Et ne manque pas de faire légitimement peur.

David  Owen dénombre pas moins de quatorze signes composant l’hubris, parmi lesquels :  une inclination narcissique à voir le monde prioritairement comme une arène où à exercer son pouvoir et à rechercher la gloire. Mais aussi, un intérêt disproportionné pour l’image et l’apparence ;  une confiance excessive en son propre jugement et un mépris affiché pour les critiques et les conseils d’autrui. Un examen peu rassurant.

Le déclencheur de cette maladie serait donc – selon le chercheur - l’exercice même du pouvoir, généralement précédé d’un grand succès, et suivi d’une ascension irrésistible et populaire, qui s’accompagne d’une absence inhabituelle de contraintes, aboutissant à une centralisation des pouvoirs.

Andreï Makine : revenir à la "bifurcation" de 1992.

Suivez mon regard et lisez attentivement – j’ y tiens – cette autre analyse non moins intéressante et qui nous interroge : celle,  toute récente, d’Andreï Makine, écrivain russe naturalisé français, membre, depuis 2016, de l'Académie française, dont il fut le benjamin jusqu'à l'élection de François Sureau. Il obtint en 1995 les prix GoncourtGoncourt des lycéens et Médicis pour son roman «  Le Testament français. ». : l’histoire d’une transmission de connaissance d’un passage culturel.

Extraits de l’interview accordée à un grand média français à propos du conflit ukrainien :

« Cette situation est tellement tragique, tellement chaotique, qu'il faudrait proposer une solution radicale, c'est-à-dire revenir à la bifurcation de 1992 et reconnaître qu'il ne fallait pas relancer la course aux armements, reprendre cette direction démocratique et pacifique qui pouvait très bien inclure la Russie. Cela damnerait le pion aux tendances extrêmes en Russie. Cela éviterait l'effondrement politique et économique qui concerne toute la planète. Ce serait une issue honorable pour tout le monde et cela permettrait de construire une Europe de la paix, des intellectuels, de la culture. Notre continent est un trésor vivant, il faut le protéger. Hélas, on préfère prendre le contre-pied de cette proposition : bannir Dostoïevski et faire la guerre. C'est la destruction garantie car il n'y aura pas de vainqueur. »

Mais encore :

“On peut dénoncer Vladimir Poutine, mais cela n’aidera pas les Ukrainiens. Il faut comprendre les antécédents et cracher sur la Russie, n'aidera pas les Ukrainiens » .
Et Andreï Makine d’emprunter cette citation à Paul Valéry  :
«La guerre, ce sont des hommes qui ne se connaissant pas et qui se massacrent au profit d’hommes qui se connaissent et ne se massacrent pas».

Vladimir Poutine : pas si "dingo" que ça mais une grave et inquiétante  partie d'échecs.

En Europe, nous sommes tous contre cette guerre. Mais il faut comprendre ce que pense Poutine, et surtout ce que pensent les Russes, ou du moins une grande partie d’entre eux :

«Je regrette que l’on oppose une propagande européenne à une propagande russe» confie Andreï Makine.

Cependant, l’académicien franco-russe ne manque pas de s’affliger de voir l’Ukraine transformée en «chaudron guerrier». Et se défend ( comme cela lui aurait été reproché)  d’être pro-Kremlin et regrette une vision «manichéenne» du conflit «qui empêche tout débat».

TERRIBLE CONFRONTATION

Allant plus avant dans sa critique, il affirme, haut et clair :

« De mon point de vue, la fermeture de la chaîne RT France par Ursula von der Leyen, présidente non élue de la Commission européenne, est une erreur qui sera fatalement perçue par l’opinion comme une censure. Comment ne pas être révolté par la déprogrammation du Bolchoï de l’Opéra Royal de Londres, l’annulation d’un cours consacré à Dostoïevski à Milan. C’est le meilleur moyen, pour les Européens, de nourrir le nationalisme russe, d’obtenir le résultat inverse de celui escompté. Il faudrait au contraire s’ouvrir à la Russie, notamment par le biais des Russes qui vivent en Europe et qui sont de manière évidente pro-européens. Comme le disait justement Dostoïevski : «chaque pierre dans cette Europe nous est chère».

Igor Dostoïevski : chaque pierre dans cette Europe nous est chère.

Pour l’académicien peut-être faudrait-il reconnaître aussi ses erreurs :

« Pour cesser les hostilités, pour donner un avenir à l’Ukraine, on pense toujours qu’il faut avancer ; parfois il faut, au contraire, reculer. Il faut dire : «On s’est trompé».

Notre continent est un trésor vivant, il faut le protéger.  Hélas, on préfère prendre le contre-pied de cette proposition : bannir Dostoïevski et faire la guerre. C’est la destruction garantie. »

Pour lui enfin, la Mitteleuropa ( la notion de Mitteleuropa ne correspond pas à une réalité géographique mais à une représentation du rôle de la langue et des créations littéraires et intellectuelles allemandes en Europe centrale )n’est pas une utopie:  

« Elle a existé. Je veux y croire. » assure t-il.

Une Europe qui selon lui n’aurait donc rien à voir avec celle, aujourd’hui incarnée par Madame von der Leyen :

« Je rêvais d’une Europe respectueuse des identités, à l’image de la Mitteleuropa de Zweig et de Rilke. Une Europe finalement plus puissante car plus souple, à laquelle on aurait pu adjoindre l’Ukraine, les Pays Baltes et pourquoi pas la Biélorussie.

Ursula von der Leyen : manifestement en décalage avec la réalité.

Une Europe qui n’aurait rien à voir avec le monstre bureaucratique représenté aujourd’hui par Madame von der Leyen.

Et en appui à cette confession, Andreï Makine rappelle que Jacques Chirac et Dominique de Villepin partageaient cette vision d’une Europe de Paris à Saint-Pétersbourg. Mais nos bons « amis »  américains en avaient décidé autrement. Et pour cause. J’ajouterais personnellement et humblement mais en le citant à nouveau :

« Cela aurait signifié la fin de l’Otan, la fin de la militarisation de l’Europe qui, appuyée sur la Russie et ses richesses, serait devenue trop puissante et indépendante. J’espère tout de même qu’un nouveau président s’emparera de cette idée. L’Europe est un Titanic qui sombre et d’un pont à l’autre, on se bat. On dit que la première victime de la guerre est toujours la vérité». C’est juste, mais j’aurais aimé que ce ne soit pas le cas en Europe, en France. »

Il est vrai que lorsqu’il arriva au pouvoir Joe Biden a clairement déclaré :

«  L’Amérique va de nouveau régir le monde. »

Joe Biden : les pieds dans le tapis !

Un bien stupide aveu.

Mais, retour au contexte actuel.

Finalement, une préoccupante et grave  partie d’échecs dont le but du jeu est d'infliger à l’adversaire un "échec et mat". Une situation dans laquelle le roi, selon la sémantique des échecs, est  « en prise » sans qu'il soit possible d'y remédier.

Dans cette terrible confrontation, on se demande, non sans angoisse et vive appréhension, quelle en sera l’issue. Et l’espoir que ne se réalise pas la terrible prédiction d’Albert Einstein

Je me souviens à ce propos d’une chanson écrite, composée et interprétée par Guy Béart … en 1967  sur le thème de « la vérité » :

« Le premier qui dit se trouve toujours sacrifié
D'abord on le tue, puis on s'habitue
On lui coupe la langue on le dit fou à lier
Après, sans problèmes, parle le deuxième
Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté. »

Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais : il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits.

En manière de continuité de la pensée de Pascal (évoquée en début du présent article) je ne peux m’empêcher d’en référer à la citation célèbre: « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur. » ( Acte V, scène 3, Le Mariage de Figaro) sous la plume de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais et notamment cet extrait aussi éloquent que concluant :

« Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu’ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais… que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours ; que, sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ; et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. »

Je me sens singulièrement rassuré.

Bernard VADON

Rédigé par Bernard Vadon

Publié dans #J - 2 - B ( Journal )

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :