Tribune « La fin de la chrétienté »  :  réalité ou délire philosophique ?

Publié le 16 Février 2022

Dans son dernier essai « La fin de la chrétienté »,  la philosophe Chantal Delsol  déplore la disparition de la civilisation chrétienne et juge délétère l’« inversion normative » qui, selon elle, est promue aujourd’hui.

« Un lamento réactionnaire paresseux ». (sic de la présentation de l’ouvrage).

Je dirais, surtout un manifeste contre la postmodernité dans lequel et sans ménagement, l’auteure expose une rhétorique de la déploration pour décrire la fin de « la chrétienté », qui n’est pas la fin du christianisme mais celle de son incarnation temporelle :

«  Une  marche à l’abîme , une  chute»  tout se [défait] , tandis que d’autres religions ont envahi la scène". 

Suivez mon regard.

NOSTALGIQUE DU SYLLABUS

Selon la théologienne Anne Soupa, l’auteure sait bien tout cela et le reconnaît : 

« Après les prémisses du XVIIIsiècle, la période révolutionnaire fut ce qu’on peut appeler le début de la fin de la chrétienté. » et nous ne serions donc pas en train de vivre la « fin de la chrétienté », mais « la fin de la fin ». Soit.

Chantal Delsol : de l'humanisme à la repentance en passant par la philanthropie pleurnicharde et victimaire. 

Nostalgique du syllabus de Pie IX en 1864, (un résumé des positions officielles de Église catholique sur divers sujets concernant la religion, la société chrétienne et la politique. Son contenu est élaboré à partir des déclarations et écrits publics émanant du pape Pie IX depuis le début de son pontificat en 1846 )  en clair,un recueil renfermant les principales erreurs de notre temps,  Chantal Delsol célèbre à l’évidence une institution religieuse forte qui, hier, ne cédait en rien aux exigences de la modernité et s’étonne : 

« Qu’aujourd’hui l’Église marche dans cette combine infernale et montre à quel point elle est soumise aux circonstances. Qu’elle ait succombé, elle aussi, à la repentance imposée. De l’indulgence envers les bourreaux à l’indifférence aux victimes qui se marient bien avec les lieux communs réactionnaires dont elle use à outrance ou encore de l’ humanitarisme à la  repentance en passant par la philanthropie pleurnicharde et victimaire. »

La philosophe ne fait pas dans la dentelle ou les crinolines.

Anne Soupa :il y a quand même dans le christianisme une défense des "petits".

Sourde au fait – ne lui en déplaise - qu’il y a quand même dans le christianisme une défense des « petits » et  chez les écrivains chrétiens – de Bernanos (« Monsieur Ouine ») à Péguy « (Le Mystère des saints Innocents » »  une vive et évidente condamnation de l’outrage infligé aux enfants. Notamment.

CHRÉTIENTÉ SANS CHRISTIANISME

Tout n’est cependant pas négatif dans le constat de Chantal Delsol qui précise :

« En préservant en leur sein de multiples poches évangéliques, les chrétiens ont attesté de leur fidélité ultime à l’Évangile et mérité le nom qui les référait au Christ. Vaille que vaille, des générations de catholiques ont fait le grand écart entre l’Évangile et ce qu’ils voyaient à l’œuvre. Beaucoup ont exercé une belle charité en soignant, enseignant, rachetant les esclaves, etc. Beaucoup ont souffert de devoir se soumettre à un système dont ils ressentaient la duplicité. Enfin, certains, les dirigeants surtout, ont même encouragé ces expériences évangéliques, à condition qu’elles soient bien circonscrites, parce qu’elles les dédouanaient de leurs compromissions. »

Rassurant.

Pour la théologienne Anne Soupa, le propos est plus aigre si l’on peut dire :

« Chantal Delsol dans son essai  ne décrit rien d’autre qu’une chrétienté sans christianisme  ignorant superbement Jésus et le message évangélique. »

Un comble sinon une surprenante et regrettable omission.

Et cela, outre les qualités reconnues d’un essai intéressant et bien documenté, l’argument consiste à mettre en évidence les deux inversions normatives qui ouvrent et ferment le temps de chrétienté :

« Celui qui commence vers 390, avec l’instauration du christianisme comme religion officiellpar Théodoseet va jusqu’à nos jours, après un effritement amorcé avec les Lumières et la Révolution française. Si l’inversion du IVe siècle va bousculer les règles romaines sur le mariage, le divorce, l’infanticide, l’avortement et le suicide, la seconde inversion, inexorablement, va détricoter la première. Avec un sens aigu de la tragédie, Chantal Delsol déploie ce chant funèbre sur presque l’ensemble de son livre », explique Anne Soupa qui poursuit :

« L’analyse que fait l’auteure est à la fois rigoureuse et partielle. En la lisant, je me suis rendu compte de l’aveuglement qu’elle implique. En effet, Chantal Delsol ne décrit rien d’autre qu’une chrétienté sans christianisme. Elle ignore superbement au nom de qui s’est installée une autre inversion, la première : Jésus. Pas un mot, aucune référence, ni à la prédication, ni aux œuvres de bien, ni à la Passion. Comment est-il possible d’ignorer que les prescriptions morales du IVe siècle ne sont pas venues de rien ? Elles découlent de l’Évangile qui est, en lui-même, (le mot veut dire « Bonne Nouvelle ») l’inversion « princeps » qui permet la suivante. Une inversion plus fondamentale, plus soucieuse de dessiner un horizon que de définir des prescriptions, car elle vise d’abord à instaurer le primat de la relation et l’amour du prochain. Elle est si radicale qu’elle définit la sequela Christi, (l’engagement dans la vie religieuse) un devenir, l’œuvre de toute une vie. On ne naît pas chrétien, on le devient. Et encore ».

DEUX TEXTES PROGRAMMATIQUES

Anne Soupa fait référence à deux textes clés :  le Magnificat et les Béatitudes.

Explication :

Vierge de l'Espérance de Triana dans la chapelle des Marins, à Séville : le programme de Jésus à travers ce qu'en pense sa mère, Marie ...

« Le premier – le Magnificat  - expose le programme de Jésus à travers ce qu’en pressent sa mère, Marie, dont tant de prédicateurs voudraient limiter le rôle à un silence consentant, fait ici plus que renverser les tables des changeurs à la porte du Temple. Elle annonce « la dispersion des hommes au cœur superbe », « le renversement des puissants de leur trône », « l’élévation des humbles » et « le renvoi des riches les mains vides ». Quant aux Béatitudes, elles ne regardent que du côté des petits, des affligés, des victimes de persécution et d’injustice. Jésus, à l’évidence, prône un monde débarrassé de la tentation du pouvoir, sous toutes ses formes. Enfin, la Croix confirme que Jésus est allé au bout de ces deux textes programmatiques. L’inversion normative du Ier siècle a coûté cher à celui qui l’a osée. »

Et Anne Soupa de s’interroger sur cet « oubli » de Chantal Delsol. A savoir, d’avoir passé sous silence que c’était le sang de la Passion qui irriguait l’inversion normative du IVe siècle :

« Était-ce bien cela la chrétienté, cet oubli radical du christianisme des premiers siècles ? D’un simple point de vue historique, cette position est intenable. Pendant seize siècles, les chrétiens ont vécu sous un régime d’accommodements raisonnables avec les valeurs du monde. Certes, ils ont pactisé avec le pouvoir, avec l’argent, avec la guerre, avec la peine de mort. Certes, ils ont minutieusement mis en valeur les versets, les péricopes, et même les Évangiles les plus compatibles avec un régime de chrétienté, et ils ont oublié de se référer aux pratiques des premiers siècles, alors qu’ils déclaraient sans vergogne dans le Credo qu’ils croyaient en une « Église sainte et apostolique ». 

RAISONS PROPHÉTIQUES

En ce début du XXIe siècle, cette chrétienté s’effondre et Anne Soupa en déduit que finalement , Chantal Delsol en attribue la mort au libéralisme des mœurs.

Une fois encore et en accord avec Anne Soupa, on peut aussi et  légitimement penser que la révélation des récents abus, en ruinant la confiance, est en train de couper le fil déjà ténu qui reliait, sous un même ensemble, Église et Évangile, christianisme et chrétienté.

Cependant sans son lien à l’Évangile, l’Église est-elle crédible ?

Au vu de l’analyse de l’ouvrage de Chantal Delsol, Anne Soupa émet une suggestion :

« Ne gagnerait-on pas à tenter d’être chrétien… avec le Christ ? »

L'ère chrétienne qui s'achève, après seize siècles d’existence, a vécu sur le mode de la domination et le temps présent connaît une inversion normative et philosophique qui nous ouvre une ère nouvelle.

Nous assistons, en fait, à une métamorphose. La renaissance du temps païen restaure les anciennes sagesses mais aussi les anciennes sauvageries.

Le grand Pan, ce Dieu au caractère sulfureux, est-il  de retour ?

Dans ce contexte singulier, lorsque Jésus sur la croix invoque le Père par le truchement du psaume 22 – celui, je dois l’avouer, qui m’émotionne le plus -  il ne faut pas prendre uniquement  en compte la première phrase en araméen :

« Eloï, Eloï, lama sabactani ? Mon Dieu, Mon Dieu pourquoi m'as-tu abandonné ?"

Mick Micheyl : le mat et la brillance de l'acier pour célébrer la gloire du Fils. (collection privée)

Car cela pourrait traduire un doute envers Dieu alors qu’il s’agit en réalité d’une invocation complète du psaume attribuée à David.

C’est  la prière d'un homme désespéré, trahi, en proie au doute mais qui sait que Dieu est toujours avec lui. Le psaume en témoigne clairement qui se termine par :

"Quand la génération du Seigneur arrivera, elle annoncera sa justice, elle annoncera au peuple nouveau son œuvre".

Par cette parole, en exergue du psaume, Jésus entend simplement rappeler, dans son râle de mourant , non pas un terrible doute envers Dieu mais au contraire l'immense espoir de la résurrection. 

Autant de raisons prophétiques pour que le christianisme initie un autre mode d'existence. Celui, par exemple, de simple témoin. Mieux encore, d’agent secret de Dieu.

Qu’on se rassure, le christianisme (une religion fondée sur l’enseignement, la personne et la vie de Jésus) autant que la chrétienté ( rassemblement du monde chrétien) ont encore de beaux jours devant eux.

Et cela, dans le droit fil de l’Apocalypse au regard de sa signification grecque : découverte et révélation.  

Bernard VADON

Rédigé par Bernard Vadon

Publié dans #J - 2 - B ( Journal )

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