Un grand chef d’État devrait s’en tenir à deux exigences : le sens du réel et celui du possible. Cherchez l’erreur.
Publié le 18 Décembre 2024
« Le culot force les portes pour arriver à ses fins. Le talent passe par celles de derrière. »
Pour célébrer, selon sa propre formule, « l’esprit français » et lancer en pleine pandémie « l’année de Gaulle », le président de la République actuel avait alors imposé « sa » différence en choisissant Montcornet, un petit village inconnu, dans l’Aisne, qui fut, dit-on, le théâtre d’une défaite …
Étrange choix pour « illustrer » la grandeur de la France faite homme. Mais bon !
La suite de cette édifiante prestation présidentielle, c’est à Xavier Bertrand, le président de la région Hauts-de-France, que nous laisserons le soin d’en extirper la substantifique moelle … si l’on peut dire :
«Ce serait être piètre gaulliste de se contenter de révérer le passé sans essayer d'y lire les leçons que nous devons en tirer. [...] De Gaulle nous apprend aussi en mai 1940 ce que doit être un chef. [...] Pour de Gaulle, un chef ne doit pas parler en permanence, à tort et à travers. Il doit mener son pays d'une main ferme sans se préoccuper de sa popularité et être capable d'assumer seul les bonnes décisions. Il ne doit pas avoir le besoin pathologique d'être aimé mais se doit tout entier à la France».
François Mauriac - écrivain français. Lauréat du Grand prix du roman de l'Académie française en 1926, et qui sera élu membre de l'Académie française en 1933 avant de recevoir le prix Nobel de littérature en 1952 - avait sur le sujet une expression autrement littéraire sinon poétique :
« Il ne s'agit pas d'apercevoir l'océan mais d’en deviner la source ... »
Manifestement, la distanciation tient de la fable de Jean de La Fontaine … vous savez, la grenouille qui voulait être plus grosse que le bœuf … alias le général qui, à « l’esprit français » préférait avoir une « certaine idée de la France » autrement plus noble :
« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France… Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a, en moi, d’affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J’ai, d’instinct, l’impression que la Providence l’a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S’il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j’en éprouve la sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ; que, seules, de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays, tel qu’il est, parmi les autres, tels qu’ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans grandeur. »
Pour rester dans la sphère gaullienne je préfère, quant à moi, m’en référer à cet. autre fervent gaulliste qui osa, en 1940, à propos du général :
« Un fou a dit « moi la France » … et personne n’a ri ! »
La différence c’est que la même phrase qui serait prononcée aujourd’hui ferait mourir de rire non seulement la France mais aussi le monde entier.
François Mauriac, pas aussi impertinent qu’André Malraux confiait sans rire :
« Chez de Gaulle, il n’ y a pas de Charles ! » disait-on de celui dont on affirmait qu’il se voyait à l’image d’un personnage de Shakespeare. Et de préciser :
« Le général de Gaulle se tient sous le regard du général de Gaulle qui l’observe, le juge et l’admire d’être si différent de tous les autres hommes. »
Nous sommes, pardonnez-moi, à des années-lumière du présent quinquennat. Avec Dieu et la littérature, la politique était, en effet pour François Mauriac, un pilier de l'existence. Il en parlait en philosophe et en visionnaire toujours intraitable mais optimiste. Son légendaire « bloc-notes » devrait constituer le bréviaire de tout chef d’État. On peut toujours rêver !
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François Mauriac
Morceaux choisis, depuis le 19 décembre 1953 et cette première et singulière référence à Chateaubriand :
«Dieu fait les hommes puissants conformes à ses desseins secrets et leur donne les défauts qui les perdent quand ils doivent être perdus ».
Retour donc à François Mauriac, l’auteur de « Françoise Desqueyroux », « Le nœud de vipères », « Le baiser au lépreux » ( son premier grand succès) mais encore « Le Fils de l’Homme » une méditation sur les Écritures et le message du Christ, sans oublier l’incontournable « Bloc-Notes » que je me plais et non sans délectation de feuilleter en ces temps singuliers :
« L'impuissance, voilà le défaut de nos hommes puissants. Et qu'ils ne cherchent pas d'excuse dans les institutions démocratiques: sous tous les régimes, tout est obstacle à qui tient la barre. L'homme d'État digne de ce nom est celui qui fait prévaloir ses desseins sur les passions d'un Parlement, comme il saurait, s'il était dictateur et maître absolu, réduire au silence ses propres passions. » écrivait-il à ce propos le 19 décembre 1953.
Et de préciser, un peu plus tard, combien un grand esprit politique, s'il n'a pas de coeur, doit agir parfois comme s'il en avait. En revanche, s'il est dépourvu de principes, il doit, par habileté, se mettre à la place de ceux qui en ont et agir comme eux. La liste n’est pas exhaustive.
10/11/1955
« Les politiciens, surtout les politiciens d'affaires, leur métier exige qu'ils aient toujours des principes plein la bouche. Regardez-les: les principes sont tombés d'un coup. On ne roule plus les yeux, on n'invoque plus l'honneur de la patrie. Ils ont mal joué, ils s'occupent de rétablir leur jeu et de repartir sur nouveaux frais. C'est alors qu'il apparaît à l'oeil nu que l'histoire de France est écrite avec l'active collaboration des hommes d'argent et des politiciens d'affaires pour qui les affaires, c'est l'argent des autres. »
Sinon le sang des pauvres, et quelquefois celui des riches !
14/02/1956
« Vous n'avez pas fini d'acquitter la note écrasante de ces dix dernières années. Et, sur un point, vous ne finirez jamais de l'acquitter. Les politiciens de cette génération ne vaincront plus notre méfiance. Mon rôle à moi est de déranger l'interprétation officielle des événements. Je les montre tels que je les vois, et il se trouve que je les vois comme beaucoup d'autres Français les ont vus.
Pourquoi les Français n'auraient-ils jamais une bonne surprise? Pourquoi ne leur arriverait-il pas un jour quelque chose d'heureux ?
Hélas! c'est que la politique, de toutes les activités humaines, est celle où le hasard joue le moins, où la valeur des hommes compte le plus et où leur inexpérience se paie le plus cher. »
Une certaine politique et la façon de la décrire est à ‘en pas douter une éternel recommencement.
11/05/1956
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A moins qu'il ne se trouve quelqu'un d’autre tout aussi représentatif : Le général de Gaulle n'a jamais cessé d'incarner pour moi une espérance. Dans notre malheur présent, cette espérance échappe au vague. J'en dessine les contours. Oserai-je la définir ? Il m'apparaît comme le seul Français détenteur d'une gloire assez pure et doué d'assez de prestige, estime François Mauriac :
« Le général de Gaulle est à mille lieues, j'imagine, de concevoir une telle pensée. Qu'il pardonne au songeur, car, je le sais bien, ce n'est qu'un songe. Il n'empêche que le Français qui ferait de l'histoire avec ce songe pourrait s'endormir tranquille, les mains jointes sur la garde d'une épée qui ne serait plus qu'une croix. »
08/06/1956
Quant au langage politique, menteur par essence, il est candide dans le mensonge : alors pourquoi chercherait-il à se rendre croyable ?
Réponse de François Mauriac :
« Ceux qu'il dupe souhaitent de l'être et il n'y a pas à raffiner sur les bourdes qu'ils sont résolus d'avance à avaler. »
28/09/1956
« Nous croyons que les hommes politiques ne sont plus capables de nous surprendre. C'est compter sans les louanges qu'ils se donnent à eux-mêmes après chaque pas de clerc qu'ils ont fait. Nous autres, gens de lettres, si notre pièce est un four, il nous faut bien en convenir, la critique est à nos chausses pour nous le rappeler, et la recette nous renseigne mieux encore. Les politiciens, il n'en est presque aucun qui ne sache tourner à sa gloire un désastre militaire qu'il a organisé, et se tresser des couronnes avec les étrivières qu'il a reçues. »
Le plus fort est qu'il ne trompe personne, qu'il le sait, et que chacun fait semblant de le croire. Cette indulgence qui est passée dans les moeurs des Français, depuis tant d'années qu'ils vont de catastrophe en catastrophe, nous devrions nous rendre compte, enfin, de ce qu'il nous en coûte. Il est temps et il est grand temps.
Si toutefois il est encore réellement temps !
12/10/1956
«Dites-nous des choses qui nous plaisent. Trompez-nous par des erreurs agréables!»
Comme Israël suppliait son prophète, le journaliste entend monter vers lui cette exigence irritée de ceux qui le lisent, celle surtout des auteurs responsables de nos échecs et de nos hontes et pour qui, tous les accusateurs sont des traîtres.
19/10/1956
« Aux Français qui s'imaginent que la réforme constitutionnelle guérirait tous nos maux, je propose ce thème de réflexion: c'est la stabilité ministérielle qui en ce moment nous tue. »
Ainsi, si nous devons mourir, ce ne sera pas pour avoir trop changé de ministres, mais pour n'en pas avoir assez changé.
Nous ressemblons à cette vieille dame qui aima mieux passer à la vie éternelle que de vexer son médecin en ayant recours à un autre.
08/02/1957
Et François Mauriac d’en référer à nouveau à l’image :
« Convenons-en: il faut renoncer à rien comprendre à la politique quand «on n'en est pas». Seuls les poissons savent pourquoi ils se mangent entre eux ou pourquoi ils ne se mangent pas. Penché sur l'aquarium, je les regarde s'ébattre sans plus essayer d'entrer dans leurs raisons. »
30/10/1958
Nouvelle référence à la conscience en reconnaissant qu’il existe en politique une forme inédite de lucidité.
« Elle ne mène point à deviner avant les autres le cours des choses, mais au contraire à saisir d'où viennent les événements. »
30/07/1959
Et à propos du sens de la politique ?
« Le sens politique, croyez-moi, c'est le sens du réel, c'est le sens du possible. Ce n'est que cela. Rien n'est bête comme un renard qui n'est que renard. Nous savons ce qu'il nous en a coûté. »
Et François Mauriac de préciser, en manière de conseil :
« Un grand homme d'État, c'est celui qui allie ces deux exigences. La vraie politique ne se ramène pas à la recherche de l'absolu. »
06/08/1959
Nous voilà loin de la politique. Sisyphe arrête, un instant, de pousser son rocher. La politique, c'est bien cela: une grosse pierre informe que nous poussons et qui retombe et nous ramène sans fin à notre point de départ; rien n'est jamais résolu, rien n'aboutit à rien.
Tout recommence. Simplement.
03/09/1959
Coup de projecteur ( ou d'oeil) vers États-Unis avec, en filigrane, son actuelle situation :
« Il est aisé de critiquer la politique des Etats-Unis, de monter en épingle ses échecs. Les moeurs de leurs politiciens n'ont pas toujours eu bonne presse dans le monde. Et pourtant un certain élément moral, une préoccupation d'ordre spirituel pénètre cette politique, si réaliste qu'elle soit. La volonté de puissance chez ce peuple, qui domine l'Occident, n'est pas moindre que chez le géant d'en face ou que chez les vieilles nations de l'Europe. Mais une inquiétude la pénètre, le sens de sa responsabilité à l'égard des plus faibles, des plus démunis. »
9/02/1961
Et le parti des intellectuels alors ? Pas tendre notre éminent polémiste du moment :
« Pauvres intellectuels, qui prétendez-vous dresser dans le monde entier pour défendre le droit à l'insoumission et qui êtes les plus soumis de tous les hommes! Vous ne vous apercevez même pas que vous portez le collier et la bricole, que vous tournez la meule pour moudre un grain qui n'est pas le vôtre... Ceci n'est peut-être pas très clair, mais je m'entends fort bien moi-même.
Pourtant, vous n'avez pas tort de le croire: au siècle des idéologistes et des techniques où l'homme déshumanisé évolue rapidement vers le robot, il est vrai que vous demeurez la dernière chance d'une pensée humaine et libre. Pour finir, je vous rends les armes, je vous donne raison. »
Deux mois plus tard François Mauriac confessait quand même le fond de sa pensée :
« Qu'ai-je besoin de raconter ces choses ?
C'est que la politique, ces jours-ci, ne me porte plus. Ce Bloc-Notes a beau prétendre toucher à tout, l'événement le dessine d'avance et l'écrit avant moi. Si je renonce à l'événement, je me sens comme perdu. »
Bernard VADON