A MARRAKECH  Trentième anniversaire de la disparition de Denise Masson, intellectuelle et islamologue réputée.

Publié le 4 Décembre 2024

Par les temps qui vont, un événement encourageant pour le dialogue entre croyants musulmans et chrétiens surtout en regard d’un monde en perte de valeurs élémentaires. Il fut un temps, le cri d’alarme de l’écrivain et professeur universitaire, Mokhtar Chaoui, lancé  sur les réseaux sociaux n’avait pas manqué de m’interpeler quant à une forme d’angélisme sinon d’ignorance qui caractériserait une bonne partie de la société alors même que les dérives se multiplient et assurément inquiètent.

Le philosophe Abdelwahhab Meddeb - écrivain et poète spécialiste du soufisme et de la littérature comparée - en écho, quant à lui n’y allait pas de main morte en parlant  du «Coran pris en otage. »

Xénophobie, homophobie, violence, racisme, fanatisme et assassinats sont, au Maroc ainsi qu’en bien trop d’autres pays, considérés par le plus grand nombre comme des non-sens par rapport à une culture qui a toujours mis un point de référence à promouvoir une forme de tolérance mesurée. Je dirais intelligente. Le roi Mohammed V puis son fils Hassan II sans oublier leur descendance furent et sont toujours les défenseurs de cette manière de ce que je qualifierais de « pensée d’accueil ». L’actuel monarque restant dans le droit fil de cette belle philosophie.

En souvenir de l’intellectuelle française.

Aujourd’hui, certaines affaires sont cependant des signes avant-coureurs d’une grave radicalisation. Et Mokhtar Chaoui de faire encore cette constatation terrible qui devrait faire réfléchir, non seulement les gouvernants de ce pays, mais aussi l'ensemble des citoyens dans leur individualité :

« Le véritable ennemi, c’est l’ignorance ! » affirme l’écrivain.

Sur la foi de cette évidence affligeante, je suis tenté de l’appliquer à l’ensemble des sociétés humaines réparties sur la planète. L’occident et singulièrement la France ne font malheureusement  pas exception à cette règle. J’y ajouterais personnellement l’orgueil et l’absence de véritable amour.

Et Mokhtar Chaoui également enseignant et chercheur de s’en expliquer à nouveau :

« Une nation où des citoyens deviennent la cible d’autres citoyens parce qu’ils ne pensent pas comme eux, parce qu’ils ne vivent pas comme eux, parce qu’ils ne partagent pas leurs croyances, est vouée à la décomposition, aux affrontements et indubitablement à une catastrophe qui anéantira tout le monde. »

Au-delà du Maroc et de bien d’autres pays, un jugement terrible qui a valeur de symbole sinon de mise en garde planétaire sur le thème de la liberté – qui implique de ne pas gêner autrui - En clair, faire acte de tolérance.

Et Denise Masson de préciser sa pensée :

« On parle souvent de "dialogues islamo-chrétiens". Comment une institution : l'islam, peut-elle "dialogue " avec des personnes ? La formule retournée : "Dialogue entre les Églises (corps constitués) et les musulmans" ne serait pas plus intelligible. (...) Cependant le dialogue entre croyants musulmans et chrétiens sincères est non seulement possible, mais il peut être fructueux. Les uns et les autres apprendront à se mieux connaître, apprécieront les valeurs de leurs traditions en soulignant celles qui leur sont communes. Les chrétiens seront à même d'admirer chez les musulmans un sens du "sacré", une soumission totale et constante au Dieu unique, alors que certains chrétiens se lassent de l'anthropocentrisme trop souvent prêché dans leurs églises » estimait-t-elle, en 1986, dans une déclaration au journal Le Monde.

LA DAME DE MARRAKECH

Le trentième anniversaire de la disparition cette personnalité exceptionnelle à divers égards était, tout récemment célébré dans le cadre du cimetière européen de Marrakech où repose, aux côtés  de son père, Maurice Masson, celle que l’on avait affectueusement surnommée « La Dame de Marrakech », traductrice de talent du Coran dans sa langue maternelle. Une œuvre saluée par les plus hauts dignitaires et gardiens de cette religion de référence.

Sylvain Treuil : avec infiniment deréserve et intelligence .

Pour la circonstance et en sa qualité de directeur de l’Institut français à Marrakech, Sylvain Treuil avait, avec infiniment de réserve et d’intelligence, préparé ce temps de mémoire en tenant compte - suprême délicatesse - d’un environnement singulier mais fort dans sa signification culturelle et surtout spirituelle. Notamment, la belle et altière structure d’une mosquée toute proche sorte de prolongement mystique avec la croix chrétienne délicatement posée sur une simple pierre tombale tout aussi proche du discret monument érigé en souvenir de l’intellectuelle française. L’occasion de se rappeler la très belle introduction à l’œuvre de Denise Masson de Jean Grosjean -  poète et écrivain français, traducteur et commentateur de textes bibliques :   

« Quoiqu’il en soit, le Coran est aussi et surtout une parole intérieure (…) Son langage reste un dévoilement et une délivrance pour ceux qui l’écoutent. Or il n’est ici, semble- t-il, qu’écouté. Il est une lumière dans l’âme. »

Dans la mouvance platonienne considérant que la musique donne une âme et des ailes à la pensée, la jeune adolescente d’alors ne pouvait, tout naturellement, qu’adhérer à cette forme d’éthique familiale où l’art - sa mère était musicienne et son père juriste amateur d’art et collectionneur reconnu grâce à une prestigieuse collection d’artistes impressionnistes - s’imposait comme une seconde nature.

Retour sur une partie de l’histoire d’une vie avec un break musical important :

Après avoir été transportés par mer, sur « le Djenné », les orgues que Denise Masson avait acquis à Paris furent remontés à Marrakech par les facteurs Jules Issambart et Antoine de Froissard. Jean Perroux ayant eu en charge l’harmonisation des instruments.

L'orgue Cavaillé-Coll installé par Denise Masson.

Aujourd’hui, le Cavaillé-Coll est installé en tribune, dans l’église des Saints-Martyrs. Quant à l’orgue positif, il a été déposé dans l’un des salons du Riad que Denise Masson avait acheté, avec l'aide de ses parents.. Une vaste demeure dénommée El-Hafdi    « Celui qui garde le Coran en entier dans son cœur », située Derb Zemrane, au cœur du quartier de Bab Doukkala, où Denise Masson résidera jusqu'à son décès en 1994. Le Riad ayant été légué de son vivant par sa propriétaire à la Fondation de France. Il est à ce jour placé sous le contrôle du consulat général de France à Marrakech et géré et animé par l’Institut français.

Ni universitaire, ni prosélyte, Denise Masson, en chrétienne catholique militante, a consacré sa vie à des études religieuses comparées et à la  compréhension fraternelle entre religions monothéistes.  Auparavant, en 1911, sa santé fragile avait conduit sa famille à séjourner en Algérie, où elle y passera une partie de son enfance s'imprégnant, très tôt, de la culture maghrébine et musulmane tout en continuant d’étudier le latin et la musique.  Sans oublier l’orgue, son autre passion.

UN TEMPS MÉMORIAL

Peu avant sa disparition, j’avais pris des contacts pour réaliser l’interview de cette femme hors du commun. Malheureusement, en novembre 1994, elle nous quittait.

Ce dernier jeudi 28 novembre, l’Institut français et singulièrement son directeur Sylvain Treuil, avec l’aimable complicité de Stéphane Baumgarth, consul général de France, à Marrakech, organisaient, au cimetière européen de Marrakech, un hommage officiel à Denise Masson.

Stéphane Baumgarth - consul général de France à Marrakech "Un authentique héritage vivant"

En toile de fond imaginaire de cet événement, la Maison Denise Masson devenue, aujourd’hui, un authentique centre d’échanges entre les différentes cultures et singulièrement la culture islamique. Un temps mémorial intense sous le slogan particulièrement porteur et surtout de circonstance : liberté, créativité, diversité dans un monde en perte de valeurs.

Sylvain Treuil en présentant le déroulement de cet événement s’est fait l’écho d’une grande production théâtrale déambulatoire qui sera organisée, l’an prochain, autour de la vie de Denise Masson et de son œuvre. Un spectacle immersif mais surtout une manière de découverte de Denise Masson et de son quotidien, en ouvrant les pièces maîtresses de son Riad en quelque sorte « habillé » dans une mise en scène propre à éclairer l’univers intellectuel de la résidente d’alors et d’en souligner la quête permanente de dialogue et de compréhension mutuelle.

D’ailleurs, au mois de mai prochain, sera conjointement inauguré un espace muséal. Un lieu dédié à la découverte de la vie, des travaux et des engagements de Denise Masson. Pour ceux qui le connaissent déjà l’occasion de le redécouvrir dans un espace réinventé à l’intention du grand public afin de l’initier et surtout de lui faire partager l’œuvre de cette grande intellectuelle.

Selon Sylvain Treuil :

« Notre ambition est d’offrir au grand public un accès privilégié à l’œuvre et l’histoire de Denise Masson. Et en valorisant son patrimoine tout en préservant sa mémoire et surtout en transmettant son message de tolérance et d’ouverture aux générations futures. »      

MYSTÈRE

Quant au choix de J.S. Bach, en ouverture sonore de cet événement, il était opportun sinon viscéral en son sens de profondeur. Je dirais mieux d’infini lorsque le nom, sémantiquement, se substitue avec subtilité à l’adjectif.

Car, pour Denise Masson, qui jouait quotidiennement l’œuvre du grand musicien et du non moins génial compositeur allemand, c’était aussi une certaine forme de langage pour ne pas dire de communication au sens Proustien de la formule à savoir que la musique est peut-être l’exemple unique de ce qu’aurait pu être - s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées - la communication des âmes.

La Maison Denise Masson

Interprétés par Michel Ronzeau, le premier prélude en ut majeur du clavier bien tempéré BWV 846 jusqu’à cette invention en la mineur BWV 784 et pour clore cette séquence musicale, la magnifique Toccata de la 6e Partita BWV 830 toujours de Jean-Sébastien Bach dont Frédéric Chopin disait que c’était un astronome qui découvrait les plus merveilleuses étoiles alors que Beethoven, toujours selon lui, se mesurait à l’univers et que lui, Chopin, ne cherchait qu’à exprimer l’âme et le cœur de l’homme - en somme et pour Bach, une façon quotidienne et naturelle de s'exprimer au point de remplacer le langage articulé avec toute sa simplicité familière. De toute évidence, une manière d’invitation à fermer les yeux pour seulement imaginer, quelques décennies auparavant, ces notes musicales savantes franchissant allègrement les murs du Riad Mason - aujourd’hui joliment dénommé « Maison du Dialogue » - pour se fondre dans les sombres et mystérieux derbs de la médina de Marrakech.

L’illustration du mystère sinon du miracle Masson.

AUTHENTIQUE

Auparavant, Stéphane Baumgarth - dont l’intervention sera musicalement conclue par l’Invention en La mineur de Bach - s’attardera sur le parcours exceptionnel de Denise Masson, un chemin de vie aboutissant, aujourd’hui, à un authentique héritage vivant mais surtout à une belle traduction du Coran, un livre saint d’exception parfaitement restituée.

« Une approche érudite et un respect profond de la foi musulmane qui lui valurent la reconnaissance autant de sommités religieuses que de simples croyants. » précisera le diplomate en poste à Marrakech.

L'assistance lors de l'hommage. 

Stéphane Baumgarth soulignant également l’importance du pont qu’avait jeté Denise Masson entre les cultures :

« A travers ses travaux, elle a contribué à démystifier l’Islam en Occident, offrant une vision éclairée et nuancés d’une religion souvent méconnues ; elle nous rappelle l’importance à dépasser les stéréotypes et à approcher les autres traditions spirituelles avec une ouverture d’esprit sincère. »  

Avant les dernières mesures de la 6e partita interprétée par Michel Ronzeau, un moment d’écoute privilégié suivi d’un dépôt de gerbe par Mme Elisabeth Bauchet et M. Abdellatif Ait Benabdellah, membres du comité exécutif de la Maison Denise Masson, M. Abderrazzak Benchaâbane, professeur d’écologie à l’Université Cadi Ayyad, photographe, parfumeur et créateur de jardins, par ailleurs auteur d’essais et de nouvelles, figure sympathique de Marrakech, fut, de manière impromptue, invité par Sylvain Treuil à raconter avec force enthousiasme et infiniment de chaleur, les mille et une anecdotes d’une femme d’exception avant que Touria Ikbal - poétesse, traductrice, professeure et spécialiste du soufisme, ancienne député -  ne donna, à son tour, et comme on dit en musique,  le « la » marrakchi de ce vibrant hommage rendu à Denise Masson.

Sorte de prolongement mystique ...

Une existence d’une rare richesse au travers de souvenirs souvent touchants rapportés par Touria Ikbal au travers des souvenirs de son père qui avait eu le privilège de connaître et surtout d’échanger avec Denise Masson. Un temps fort d’intimité laissant entendre, à la manière de Xavier Dolan - réalisateur, scénariste, producteur et acteur québécois -  que :  « Tout est possible à qui rêve, ose, travaille et n'abandonne jamais.»

En intellectuelle et femme de lettres mais aussi en qualité de femme, Touria Ikbal a rapporté des anecdotes significatives de l’action et surtout de la forte personnalité de Denise Masson. Une manière peut-être moins conventionnelle sinon plus en phase avec la place qu’a pu tenir, dans la société marocaine, cette simple, certes, mais incontestablement grande dame particulièrement proche de ces marocains de souche dont elle se plaisait à partager les émotions mais aussi les moments longuement réservés à la lecture et à la traduction du saint Coran dont le premier essai de transposition sera reconnu comme religieusement  « inimitable » par les autorités compétentes du Proche-Orient.    

Le prétexte, ou peut-être l’opportunité, d’élargir notre propos à la démocratie dont tous ceux qui entendent faire progresser la société se réclament faisant référence à Albert Camus qui estimait que « Ce n’est pas la loi de la majorité mais la protection de la minorité qui prime. »

N’est-ce pas l’une des recommandations, à savoir précisément la protection de la minorité (sinon du petit et du faible) que l’on découvre en exergue philosophique dans les trois livres monothéistes ?

ESPÉRANCE CHRÉTIENNE

En tout cas et à la lumière de ces intellectuels d’exception, mais aussi au-delà de l’action de quelques apôtres de la paix et du service aux autres, ne désespérons pas. Même s’il y a du chemin, beaucoup de chemin à faire pour atteindre à une société sinon idéale au moins meilleure.

Denise Masson comptait parmi ces artisans de paix et aujourd’hui son souvenir perdure dans l’action soutenue de ses héritiers.

L’un de ses ouvrages-phares « Porte ouverte sur un jardin fermé » est d’ailleurs porteur de ces valeurs fondamentales traditionnelles significatives d’une société en pleine mutation dont une partie se réclame de l’espérance chrétienne.

Denise Masson était en effet animée du service à l’autre et se dévoua, une période durant et grâce à sa formation d’infirmière, juchée sur sa vieille et branlante bicyclette, au service des faibles et des malades, dans la mouvance autant spirituelle qu’humaine d’une Mère Teresa qui écrivait combien la vie est un défi à relever, un bonheur à mériter, une aventure à tenter.

Une belle et louable profession de foi !

Bernard VADON

 

 

 

Rédigé par Bernard Vadon

Publié dans #J - 2 - B ( Journal )

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