MARRAKECH - HIVERNAGE : L’ESPACE D’UNE DOUCE SOIRÉE, SUR L’AIR ( CONNU) DE « MUSIQUES AU CŒUR »

Publié le 26 Novembre 2024

Proposer de la musique classique en « prime time » dans les années quatre-vingt apparaissait alors comme une idée particulièrement audacieuse. Ce qui n’empêcha pas Pierre Desgraupes - journaliste dirigeant de télévision français - à son arrivée à la tête de la deuxième chaîne, en août 1981, de relever le défi.

On entre dans le vif du sujet.

Pour animer cette nouvelle émission, le PDG fraîchement nommé, décida d'appeler à ses côtés Eve Ruggieri, une grande voix de France-Inter surtout connue du public pour son émission « Eve raconte ».  La productrice fera son entrée sur Antenne 2, en qualité de conseillère pour la musique classique. Dans la mouvance de cette nomination, Pierre Desgraupes lui propose d’animer « Musiques au cœur » dont le premier numéro sera diffusé le 18 janvier 1982. 

« Musiques au cœur » tiendra, si l’on peut dire, la cadence jusqu’en 2009.

La communication des âmes

En ce vendredi 22 novembre 2024, soit 42 ans plus tard pour ce qui concerne Eve Ruggieri, toujours bon pied bon œil à 85 ans, et pour nous, depuis presque vingt ans, alternativement  en France et au Maroc, nous cultiverons non sans un brin de folie, le bonheur de partager la musique un peu à la sauce Marcel Proust qui estimait que la musique est peut-être l'exemple unique de ce qu'aurait pu être - s'il n'y avait pas eu l'invention du langage, la formation des mots et l'analyse des idées - la communication des âmes. Une façon comme une autre de paraphraser la célèbre productrice d'émissions de radio et de télévision également écrivaine et animatrice française de radio et de télévision, par le biais du titre de son émission décliné en de nombreuses variantes, de Musiques au cœur de l'actualité à Musiques au cœur de l'été en passant par Musique au cœur de l'opérette et Musiques au cœur du jazz. Notamment.

Musiques au coeur ... façon Eve Ruggieri 

Aujourd’hui et dans une sorte de continuité artistique, notre démarche n’est pas aussi restrictive. Ne serait-ce qu’à l’exemple de notre énième et toute récente soirée musicale - vendredi 22 novembre -  organisée traditionnellement à la résidence Katy’s,, à Marrakech dans le décor prisé de l’Hivernage et dans des  conditions moins prestigieuses - techniquement parlant - que celles, par exemple, du Met de New-York. Opéra mythique où, il y a quelques années, j’eu le bonheur et la chance d’assister à la représentation de Tosca dans une mise en scène et des décors délirants signés Franco Zeffirelli. Une scénographie d’exception grâce à différents systèmes mécaniques dont sept ascenseurs, trois scènes coulissantes. La scène supérieure disposant d'un plateau tournant de 20 mètres de diamètre ; un équipement à la dimension des États-Unis d’Amérique permettant d'alterner la programmation de différentes œuvres chaque soir. En effet, ce même Met, depuis décembre 2006, développe une politique de diffusion en direct par satellite en salles de cinéma dans plusieurs pays du monde et par Internet. L’Association des amis de la musique de Marrakech proposant quant à elle, et régulièrement, ce genre de prestation dans le cadre de la salle de concert du prestigieux musée Majorelle, au cœur de son original et non moins prestigieux jardin du nom de son premier et célèbre peintre français, Jacques Majorelle, dans les années 30, et qui furent rachetés par Yves Saint Laurent et Pierre Bergé, cinquante ans plus tard.  Ceci pour l’Histoire.

Michel Chanard, Michel Ronzeau et Isabelle-Christiane Kouarogo

Mais retour, l’autre soir, à la Résidence Katy’s où, pendant presque deux heures, avec le concours de la soprano Isabelle-Christiane Kouarogo et des pianistes Michel Ronzeau et Michel Chanard, mais aussi la participation, en différé, du Stuttgart symphony orchestra et de l’orchestre Ploviv philharmonique orchestra, chacun sous la direction d’Emil Khan et de Nayden Todorov, les invités à cette soirée écoutèrent des extraits d’ œuvres de J.S. Bach, de W.A. Mozart et de Frédéric Chopin mais aussi de Giuseppe Verdi, Gaetano Donizetti Giacomo Puccini, Manuel de Falla et Enrique Granados. Sans oublier la Grèce avec trois compositeurs, Manos Hadjdakis, Mikis Theodorakis et Yanis Costantinidis. 

Auparavant, chacun de ces trois artistes évoquèrent en quelques phrases leur carrière et leurs projets.

Œuvre magistrale

Puis, ce fut à Michel Chanard - concertiste, accompagnateur et compositeur - qu’il appartint d’engager ce partage musical en interprétant, en ouverture de ce concert, le concerto pour piano en la mineur opus 54 de Robert Schumann. Une œuvre magistrale que les éditeurs de musique associent volontiers avec le nom moins célèbre concerto, également pour piano, en la mineur, op. 16, d'Edvard Grieg, le seul d’ailleurs que Grieg ait achevé. En tout cas, une de ses plus célèbres œuvres et l'un des concertos les plus appréciés du répertoire pour piano que nous ne désespérons pas de donner, en 2025.

Michel Chanard

Les interprétations d’Arthur Rubinstein, et plus proche de nous, de Katia Buniatishvili , irrésistible de poésie, d’effervescence et d’imagination digitale constituant pour nous des références exceptionnelles.

Quelque part dans nos mémoires ce deuxième mouvement est manifestement une parenthèse poétique et intime. Nous serions ici et davantage dans le domaine de la musique de chambre. D’ailleurs, la partition n’est pas sans rappeler l’écriture de Mozart. Ce dernier ne disait-il pas que “Le vrai génie sans coeur est un non-sens. Car ni intelligence élevée, ni imagination, ni toutes deux ensemble ne font le génie. Amour ! Amour ! Amour ! Voilà l'âme du génie.”

En d’autres termes, tout cela chante, frémit, s’élève, cultivant un ciselé instrumental et un sens de la grande ligne qui vont droit au cœur. Une interprétation qui ne manqua pas d’intérêt et d’originalité.

Ainsi, de trois mouvements initiaux - Allegro affettuoso en la mineur ; Intermezzo : Andantino grazioso en fa majeur et Allegro vivace en la majeur, ce sera le deuxième mouvement sur lequel se portera le choix de Michel Chanard. Même si, en théorie, les deux derniers mouvements s'enchaînent sans interruption. Quant au thème initial du premier mouvement, qu’on retrouve à la fin du deuxième mouvement, il ressemble fort, pour quelques amateurs - que les autres me pardonnent -  à l'un des thèmes principaux du « Vaisseau fantôme » de Richard Wagner.

Cela dit et pour respecter la vérité historique - Schumann n'a probablement pu s'inspirer de Wagner, car ce thème existait déjà dans la première version du Concerto, à savoir dans la Phantasie - La Fantaisie, op. 17 - une œuvre majeure pour piano de Robert Schumann composée en 1835 alors que le compositeur n’avait que vingt-six ans. Cherchez l’erreur.

Richard Wagner, en revanche, a fort bien pu s'inspirer de Schumann car, en 1841, Le Vaisseau Fantôme était en cours d'écriture et ne sera donné qu'en 1843. Soit quasiment deux ans plus tard. Faites le compte !

Si la valeur, disons « lyrique », de ce concerto a souvent été soulignée, ce qui est certain, c’est que sa diversité thématique n’en est pas moins remarquable. Plus intimiste et moins brillante que ceux de Frédéric Chopin ou de Franz Liszt mais incontestablement plus proches de ceux de Beethoven. Ainsi, le concerto de Schumann, comme ceux de Frédéric Chopin, pourrait avoir servi de modèle à Grieg pour la composition de son propre concerto dont la tonalité est similaire. Une hypothèse.

De la Pologne en passant par l’Espagne.

Avec Michel Ronzeau changement de registre musical - quoique - mais pas forcément émotionnel avec Frédéric Chopin  et la Valse, en la bémol majeur, plus communément appelée la Valse de l'adieu, opus 69 no 1. Une valse pour piano composée en 1835 par Frédéric Chopin, et publiée à titre posthume, en 1855, par son ami Julian Fontana

Une œuvre à la fois joyeuse, amoureuse, mélancolique, et nostalgique qu’il dédicacera, avant de la lui offrir, à titre d'adieu ( d’où son appellation) à sa fiancée Maria Wodzinska.

Michel Ronzeau

Une autre version de cette composition est dédicacée à son élève russe, la comtesse Eliza Peruzzi, ainsi qu’une troisième version, conservée à la Bibliothèque nationale de France et dédiée à son élève la baronne Charlotte de Rothschild.

Une intéressante interprétation qui, dans la rigueur théorique, n’est pas sans avantageusement révéler l’activité professorale de l’artiste. Avec cette pointe d’émotion liée à l’œuvre que Michel Ronzeau n’a pas éludé durant son interprétation..

Mais ce pianiste - soliste et enseignant - s’est également fait de la musique espagnole une spécialité. A ce titre, son choix s’est, l’autre soir et pour notre bonheur, porté sur Manuel de Falla avec une pièce intitulée « Danse de la vie brève » mais aussi sur un autre grand compositeur ibérique, Enrique Granados et deux titres : « Danza triste » et « Allegro de Concert ».

Compositeur espagnol majeur avec Cristobal de Morales,  Manuel de Falla a magnifié le style national romantique, porté par Isaac Albéniz et Enrique Granados que ce dernier a su exalter sous l'influence de deux grands maîtres contemporains modernes,  Claude Debussy et Igor Stravinski. Son impressionnisme flamboyant fera place, vers la fin de sa vie, à une sorte de quintessence ibérique significative d’un néoclassicisme dépouillé.

 

Manuel de Falla rencontrera également la célébrité avec quelques partitions majeures qui firent le tour du monde ; comme, par exemple, son opéra en deux actes : La vie brève, ses sensuelles et envoûtantes, Nuits dans les jardins d'Espagne pour piano et orchestre, la suite orchestrale échevelée de l'Amour sorcier, sa musique de ballet pour Le Tricorne qui triompha avec les Ballets russes de Diaghilev sans oublier le concerto pour clavecin composé pour son amie, la grande Wanda Landowska.

Enrique Granados, quant à lui, est autrement créateur.  En effet, il ne puise jamais dans les sources du folklore mais ses thèmes n’offrent pas moins une résonance caractéristique de l'âme populaire espagnole tout en respectant l’esprit d’une création directe et personnelle.

Si Verdi et Donizetti m’étaient chantés

Les Arias d’opéra sont manifestement une source de bonheur, non seulement pour les amateurs mais certains thèmes ont depuis longtemps conquis le cœur du grand public.  On pourrait même dire qu’ils font partie intégrante de la légende populaire sans pour autant que ce qualificatif soit péjoratif.

De Verdi à Donizetti - et son charmant et un tantinet émouvant "Une furtive lagrima" extrait de "l'élixir d'amour" -  Michel Chanard, à nouveau au piano, toujours accompagné en différé par le Plodiv philharmonique orchestra placé sous la direction de Nayden Todorov, nous a invité, dans un apparent mais volontaire désordre mais néanmoins une grande unité lyrique, à redécouvrir des sortes de fils sonores conducteurs de refrains qui ne furent pas sans évoquer, en chacun de nous,  de tendres et parfois émouvants souvenirs.  Dont « La donna e mobile » ( la femme est inconstante »,  un extrait de l’inoubliable Rigoletto de Giuseppe Verdi en introduction. Dans ce livret d’exception, « La donna è mobile » est l'aria que le personnage du Duc de Mantoue entonne dans le troisième et dernier acte de l’opéra de Giuseppe Verdi, créé en 1851. Un texte qui développe quelques-uns des vers de Victor Hugo dans « Le roi s'amuse » qui, lui-même, croit-on savoir, les aurait empruntés au roi François Iᵉʳ. Une manière de copier/coller qui reste encore à prouver !

Ce fut aussi, ce soir-là, le remake de l’inoubliable interprétation des trois célèbres ténors : Luciano Pavarotti, Placido Domingo et José Carreras, lors de mémorables concerts rassemblant, dans les années 90, ces grands interprètes, sur les plus prestigieuses scènes internationales.
De ce même compositeur et en suivant, nous avons redécouvert « Merce, dilette amici » ( Merci, jeunes amies » extrait de l’acte V des Vêpres siciliennes.

Outre le fameux trio précédemment cités d’autres grands interprètes ont immortalisé ces œuvres de Callas à Montserrat Caballé en passant par Diana Damrau, Anna Netrebko, Renata Scotto, Olga Peretyatko sans oublier Mario Del Monaco. La liste n’est pas exhaustive de ces interprètes qui ont mis leur talent au service d’œuvres entrées dans l’éternité culturelle et particulièrement artistique.

Quant aux « Les Vêpres siciliennes » opéra en cinq actes de Giuseppe Verdi, sur un livret d'Eugène Scribe et Charles Duveyrier, créé le 13 juin 1855 à l'Opéra de Paris dans la salle Le Peletier il s’agit d’un sujet portant une forte dimension politique puisqu’à cette époque, en Italie, plusieurs mouvements prônaient l'unification de la péninsule, y compris en prenant les armes contre les forces étrangères qui occupaient le pays.

Une action considérée avec bienveillance par l’empereur Napoléon III après l'engagement du Piémont aux côtés des troupes françaises et anglaises. Une volonté unitaire - légitime ou pas -  que l’on retrouve dans les conflits du monde d’aujourd’hui … suivez mon regard par-delà certaines frontières.

Simplement, les missiles longue portée et stratosphériques du temps présent ont remplacé les fusils et les sabres de nos vaillants prédécesseurs.

De Bach à Mozart : d'apaisantes arias.

Nouveau changement de registre tout en ne quittant pas l’espace singulier des arias avec la soprano Isabelle-Christiane Kouarogo qui interprèta une magnifique et originale composition de J.S Bach : « Bist du Bei Mir » ( « si tu es avec moi, je pars avec toi »)

Cette émouvante aria composée par le musicien allemand Gottfried Heinrich Stölzel 

fut longtemps attribuée à J.S Bach en raison de sa présence dans le Petit livre pour clavier d'Anna-Magdalena Bach.

La partition d'origine jusqu’alors considérée comme perdue puis retrouvée en 2000 au Conservatoire de Kiev.

Dans un égal registre, Isabelle-Christiane a chanté le non moins magnifique « Laudate Dominum » extrait des « Vesperæ solennes de confessore »  de W.A Mozart qui occupait alors le poste de compositeur à la Cour du prince-archevêque de Salzbourg :
« Louez l'Éternel, vous toutes les nations. Célébrez-le, vous tous les peuples! Car sa bonté pour nous est grande, Et sa fidélité dure à toujours. Louez l'Éternel! »

Les interprétations de ce psaume 117 sont nombreuses mais témoignent toutes de belles rencontres entre le génial, pour ne pas dire le divin W.A. Mozart. L’autre soir,  Isabelle-Christiane Kouraogo, par son interprétation, a élevé cette musique à un niveau de grâce et de pureté quasi angéliques.

En effet, célébrer Dieu implique de se placer à un très haut niveau d’exigence artistique. Approchant à la quasi perfection …  même, si on a coutume de dire qu’elle n’est pas de ce monde !

La Grèce en bis !

Retour au lyrique , et à nouveau en compagnie d’Isabelle-Christiane, qui a interprété ce qu’aujourd’hui on classe parmi les « standards- lyriques » : le fameux « O mio caro Babbino » de Giacomo Puccini

O mio babbino caro, littéralement et en français : « Oh mon petit papa chéri », orthographié, selon, avec deux lettres b et l’abstraction du de la lettre m de bambino. J’ai en vain cherché l’explication de cette nuance sémantique dans l’orthographe du mot mais je n’ai pas eu ma réponse !

Bref, il s’agit donc d’un air d’opéra pour soprano, extrait de Gianni Schicchi de Giacomo Puccini sur un livret de Giovacchino Forzano. Le thème le plus célèbre du Triptyque de Puccini.

Dans ce livret, l’aria est chantée par Lauretta alors que les tensions entre son père et ses futurs beaux-parents sont si fortes qu’elles pourraient conduire à sa séparation d’avec Rinuccio, l’homme qu’elle aime. Elle constitue musicalement une sorte de respiration au lyrisme simple dans l’atmosphère de jalousie, d’hypocrisie et de double-entente qui caractérise cette famille.

Techniquement cet aria, en la bémol, reprend, en la développant, une phrase du chant de Rinuccio : « Firenze è come un albero fiorito »  en si bémol, cette fois. Et cette fois encore pour les musiciens qui apprécieront la nuance.

Florence Easton a créé le rôle de Lauretta lors de la première mondiale de Gianni Schicchi, le 14 décembre 1918 à New-York au mythique Metropolitan-Opera précédemment évoqué.

L'air est fréquemment chanté ou joué lors de différentes manifestations musicales mais a également et souvent été adapté…. C’était en tout cas, et pour l’anecdote, l’un des airs de concert préférés de Maria Callas à laquelle, ce soir, avec beaucoup de modestie Isabelle-Christiane, a ajouté modestement mais néanmoins pour notre bonheur, son talent et sa personnalité lors de cette interprétation.  

Enfin, à l’enthousiasme manifesté de façon sympathique par l’assistance, il convenait d’offrir un « bis ». C’est Michel Chanard qui s‘en chargea en puisant dans le répertoire grec et singulièrement dans trois œuvres signées Stavros Xarhakos, Monos Hadjdakis mais aussi

 Mikis Theodorakis et le mythique « Zorba le Grec » rappelant à chacun les prestations cinématographiques d’Anthony Quinn et d’Irène Papas, les têtes d’affiche d’une histoire signée Nikos Kazantzakis et développée dans le film gréco-anglo-américain de Michael Cacoyannis, sorti en 1964 dans une adaptation du roman de Níkos Kazantzákis : Alexis Zorba, le grec dont la morale pourrait se résumer dans cette phrase :

« L'homme doit avoir un grain de folie, ou alors il n'ose jamais couper la corde et être libre ».

Bernard VADON

Rédigé par Bernard Vadon

Publié dans #J - 2 - B ( Journal )

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