L'avenir, c'est la société de la connaissance. Mais dans la tourmente actuelle qu’en est-il réellement ?
Publié le 29 Octobre 2024
Faut-il énumérer les dérapages en tous genres ?
Le monde et singulièrement la société du moment qui le compose dévisse comme un skieur perdant le contrôle de sa vitesse et de son équilibre, mais aussi comme le pilote d’un aéronef soumis aux amplitudes d’une atmosphère, elle-même tributaire des effets climatiques du moment et dont l’appareil tangue dangereusement jusqu’à l’écrasement.
Le monde fonctionne à l’envers.
Par exemple, les images supposées artistiques lors de l’ouverture des jeux olympiques, mettant en exergue une Marie-Antoinette la tête sanguinolente sous le bras et sur fond de Conciergerie dans la fournaise, n’est qu’une illustration d’une société de plus en plus figée dans l’horreur et la laideur. Les J.O de Paris et leurs « amuseurs » désignés n’ont rien arrangé. Est-il nécessaire de le rappeler ?
La Conciergerie dans la fournaise : un symbole civilisationnel ...
Sous la Révolution française, le bonnet phrygien ne symbolisait pas la République mais la liberté face à l’ordre social-chrétien. Les prêtres sont persécutés, les églises fermées et la Constitution civile du Clergé imposée…entre la Révolution française de 1789 et la Terreur de 1793 guère de différence.
Vous avez dit valeurs ? Mais vous délirez mon bon Monsieur !
Aujourd’hui, le mot décapitation, en sa signification la plus entendue, est à l’honneur. Si je puis dire et avec toute la mesure souhaitable. Tout comme la terreur qui damait, ce soir de juillet, le pion à la Révolution musicalement portée en cet instant de célébration olympique par le groupe métal Gojira. Qu’importait le flacon - en l’occurrence le fusil, le drone ou plus communément le couteau - une certaine ivresse étant garantie. Quant aux icones du temps passé, elles étaient également à l’honneur pour passer de vie à trépas. Qu’importe encore. L’ivresse c’est bien d’effacer, jusqu’à leur souvenir.
FAILLITE DE LA PENSÉE
L’Afrique et sa prétendue colonisation, durant laquelle tout n’était pas à honnir, sont en première ligne. Jusqu’à l’effigie du général De Gaulle dont les Nigériens et les Maliens entendent salir la mémoire. Partout, les extrêmes en tous genres sont au pouvoir. Jusqu’aux morveux des banlieues commandités par des salauds de tous poils avec pour unique objet l’argent. Sale de préférence. Tant qu’à faire ! Au diable, les moyens pourvu qu’on ait l’ivresse.
Si l’on en croit Nicolas Chotard président des Lys de France, la seule bonne résolution serait d’éteindre la télévision, d’ouvrir des livres, d’élargir ses connaissances en participant aux manifestations des Sociétés savantes qui diffusent la culture et le savoir « en Vérité » sans sectarisme ni idéologie.
J’y ajouterai, personnellement, l’enfer des réseaux sociaux.
Edgar Morin
« Dénoncer ne suffit pas ou ne suffit plus, il nous faut énoncer encore vers où nous voulons aller. » estime de son côté Edgar Morin. Complétant son constat :
« Nous vivons une faillite de la pensée qui nous empêche de comprendre et de qualifier les transitions du monde qui est le nôtre. On ne se sauve que par le savoir, investissement bien plus sûr que le compte en banque !
Pour une personne, une classe sociale, une famille ou une nation, l'avenir c'est la société de la connaissance. »
Quant à Michel Serres, un autre de mes maîtres à penser :
« Parce qu'elle n'est pas incarnée dans de saines mœurs, la moralité - enfin une certaine moralité - reste essentiellement affectée d'impuissance. Faite d'intellectualisme abstrait et d'émotivité superficielle - n'est-ce pas Rousseau qui avait voulu jeter les bases d'une morale sensitive ?- elle ne va pas au-delà de la sensation immédiate ou de l'idéal inaccessible. Elle est à la fois terriblement presbyte et terriblement myope ; elle regarde d'un œil une étoile chimérique qui ne descendra jamais sur la terre, et de l'autre — de celui qui dirige l'action concrète — elle ne voit que le fruit qui se peut cueillir aujourd'hui. »
Michel Serres
Ainsi, à chaque jour suffit, par les temps qui vont, son lot de drames et d’injustices :
« L'union, dans le même individu, d'un fort idéal moral et de mœurs décadentes constitue un terrible danger social. L'absence de santé dans les mœurs profondes et les réflexes vitaux confère à l'idéal moral je ne sais quoi d'irréel et de morbide qui le rend blessant pour la nature de l'homme. Les péchés d'idéalisme, d'angélisme, qui sont à la base des grandes convulsions culturelles et politiques des temps modernes, dérivent en grande partie de là. Unie à de saines mœurs, la haute moralité fait les saints ; liée à des mœurs croulantes, elle produit des utopistes et des révolutionnaires. »
LA MÉTHODE DU PHILOSOPHE
Rousseau et Robespierre furent des êtres frémissants d'émotion morale : la prédication de la vertu était en eux comme une espèce de cri d'agonie, de chant du cygne des mœurs !
La vertu, qui n'est pas équilibrée, humanisée par de bonnes mœurs, est toujours menacée de devenir la proie d'un idéal chimérique et, par là même, destructeur.
Ce n'est pas le moindre bienfait des saines mœurs que d'empêcher la morale de divaguer. Et, selon Michel Serres, à nouveau, c’est bien le drame de nos sociétés actuelles !
Le 8 juillet 2011, Edgar Morin - un autre de mes maîtres à penser - fêtait ses 90 ans dont 60 ans passés au sein du CNRS. Aujourd'hui à 103 ans, le Président de l’Association pour la pensée complexe est toujours au cœur d’une exceptionnelle vie de combats ( au pluriel à dessein).
Et si son oeuvre et ses actions bousculent toujours les frontières de la connaissance et de l’expérience - au grand dam d certains - ce n’est pas par goût de la transgression ou de la subversion, ce serait plutôt le prix de sa recherche de sens et qu’il nomme "la reliance" (ou l’acte de relier et de créer des liens entre des personnes ou des systèmes ) dont il est question.
En somme, s’impose la méthode du philosophe, à savoir, de jeter des ponts entre ce que l’on conçoit et vit séparément mais aussi penser et agir avec l’esprit du temps qui est flux et reflux.
Une occasion en tout cas rêvée pour l'équipe d'Hermès et de Dominique Wolton, d'analyser et de critiquer la pensée de ce grand intellectuel traduisant une aspiration à la liberté ainsi qu’une attention à la complexité du monde et une profonde originalité épistémologique sur la science ou sur la connaissance. Selon.
Edgar Morin a bouleversé aussi bien la philosophie et la politique que la physique ou les mathématiques. Avec le souci constant de faire communiquer et interagir toutes les sciences pour relever, à terme le défi de la compréhension.
Pour les intellectuels, Edgar Morin, au filtre de la communication, dévoile les mécaniques de cette vision du monde profondément originale, échappant aux cloisonnements et aux certitudes académiques, portée par un projet central, celui d'une réforme des connaissances.
Un travail mettant en exergue les cheminements intellectuels et politiques de ce chercheur itinérant et passionné parcourant l'Europe, l'Amérique latine et les États-Unis. Un travail de longue haleine marqué par le souci constant de privilégier l’espace au temps.
Des témoignages - parmi lesquels les détracteurs donnent aussi de la voix - le reconnaissant cependant comme l’un des pères fondateurs des sciences de la communication.
Car, la notion de communication traverse son oeuvre et sa vie transformant et reliant les sciences aux côtés des concepts d’information et d’organisation, mais permettant aussi de penser les rapports entre techniques, langages et imaginaires qui sont le fondement des cultures. En somme, une conception de la communication valorisant la complexité, non pas comme recette, mais comme une incitation à penser.
GLOBALISATION
Une philosophie de l’humain en écho sinon parfois en complément de celle prônée par Michel Serres lequel affirme que nous vivons une transformation anthropologique des corps qui recompose l’esthétique, la morale, la politique, la violence, la cognition et l’être-au-monde. Pas moins !
Explication - accrochez-vous bien et maîtrisez vos neurones - : l’humanité s’est constituée en nouveau corps global en voie d’embraser la totalité de la vie, le Biosom comme le nomme Michel Serres :
« Nous vivions dans une maison, avec des animaux domestiques et une nature distincte de nous. Désormais nos connaissances se sont élargies. Nous mangeons des nourritures qui viennent du monde entier et nous nous soignons avec des médicaments dont nous ignorons tout. Nos techniques nous conduisent à construire un second habitat : celui où l'on protège les animaux domestiques devenus fragiles et artificiels, celui où l'on augmente les rendements en désadaptant les espèces, celui qui perçoit tout le vivant à partir de notre corps. On l’appelle le biosom. C'est la maison globale du vivant, la somme des réalités de chaque espèce, le corps global en devenir de toutes les niches et de tous les règnes. C'est un corps virtuel , ouvert à tous les possibles, totipotent . » (adjectif référent de cellules embryonnaires non encore différenciées. La totipotence étant la capacité d’une cellule à générer un organisme entier) »
Effectivement, le Biosom voit et entend toutes sortes d'ondes ou de signaux naguère invisibles et inaudibles à l'homme. Il vole, il procrée à distance. En lui s'accumule les informations. Il occupe tous les créneaux du vivant. Par boucles successives d'hominescence, l'humanité se redéfinit par lui-même. Elle se transforme en biocogito ou biocosme qui contribue à l’auto-connaissance de ce nouveau corps global. Selon ce principe nous vivons tous dans un même espace mondial où ce nouveau corps et d'immenses masses de données se constituent à partir de la somme en devenir d’espèces et de règnes. Avec ces nouveaux « objets-monde » qui se constituent - tels l'Internet ou le déchiffrement du génome - la vie ne cesse de se recombiner.
Ainsi, pour exemple et toujours selon Michel Serres très au fait de la culture scientifiques à laquelle il s’adonna un temps, deux objets-monde globaux sont apparus au 20è siècle - la bombe atomique et le déchiffrement du génome - posant clairement la question de la naissance et de la mort de l'humain :
« Nous avons du mal à manier les concepts globaux ou à poser des questions globales car ils induisent des réponses globales qui impliquent une transcendance extérieure. Par exemple : Au nom de quel principe devons-nous résister à la destruction de l'humain? Au nom de quel principe devrions-nous nous interdire de manipuler le génome? Ce genre de question nous met mal à l'aise, mais l'avancée de la science et l'apparition, au 20ème siècle, de certains objets (les objets-monde) nous obligent à les poser. L'enjeu est la naissance et la destruction de l'humain, la naissance et la mort des individus, des cultures, des espèces, bref l'alpha et l'omega. (à lire, « Le royaume des naturés » de Katheline Roberts dans lequel, après une catastrophe naturelle ayant provoqué la mort des humains, un scientifique décide de muter les hommes en « hybrides » ).
Ainsi, pour reprendre la théorie de Michel Serres :
« De naturés, nous devenons naturants. De créatures, nous devenons oeuvres de nous-mêmes. Par la double maîtrise de l'ADN et de la bombe, nous entrons soudainement dans l'autohominisation, dans l'hominescence. Nous ne sommes plus les mêmes hommes. De même que la Vierge Marie, mère de Dieu, engendre son Fils qui est son Père, nous sommes conduits à déconstruire les relations de sang, de filiation et de paternité biologique. L'ère chrétienne accomplit sa promesse : nous voici parents de notre propre parenté, capables de nous donner collectivement naissance et de nous faire collectivement mourir."
Kafka écrivait :
"Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous."
Une réponse élégante à nos éventuelles et légitimes interrogations ... ou incompréhensions. Au-delà des réflexions universitaires et académiques.
DE PIERRE RABHI A BLAISE PASCAL
Dans les années 60-70, il s’est passé nombre de changements considérables. En particulier, dans un milieu préoccupé uniquement par la production – les marxistes, d’un côté, et les économistes libéraux, de l’autre, n’avaient que la production en tête – et Michel Serres décrétant, dès 1961, que la communication deviendrait l’épine dorsale du monde de demain.
Ce qui a généré cinq livres intitulés Hermès.
Un changement fondamental surtout perceptible par ceux qui étaient focalisés sur les sciences :
« A cette époque, les sciences humaines, en plein essor, se distanciaient des sciences dures et le monde se transformait, en raison des résultats des sciences dures. J’ai donc essayé d’amener la philosophie sur ce terrain. Mais la contradiction demeure : les philosophes privilégiés par les médias mettent toujours l’accent sur les sciences humaines. Les bouleversements les plus grands, concernant la vie, la mort, le temps, la reproduction, résultaient des travaux des sciences fondamentales (de la biologie, en particulier) et non des sciences humaines. Celles-ci photographiant le monde plus qu’elles n’étudient les causes des phénomènes. Ma grande préoccupation – pendant un demi-siècle et seul à le faire – a été de nouer sciences fondamentales et sciences humaines. »
Et le philosophe, qui cumula l’enseignement de l’École navale et de l’École normale supérieure, d’inviter à réfléchir à la théorie de l’engagement de Jean-Paul Sartre dont on juge aujourd’hui des conséquences : les philosophes ont en effet été engagés pendant plusieurs décennies avant de « rater » le contemporain.
Pourquoi ?
Et Michel Serres de s’en expliquer :
« Parce qu’ils négligeaient les évolutions les plus profondes. Aucun philosophe de ces années n’a repéré, comme je l’ai fait dans « Hominescence » cet événement, le plus considérable du 19ème siècle, qu’a représenté la fin de l’agriculture : elle a bouleversé notre rapport au monde, à la famille et aux religions et à l’environnement. Notamment. C’est une cassure aussi importante que celle de la fin du néolithique : nous sommes passés de 60 % d’agriculteurs en 1900 … à 4 % aujourd’hui. »
C’est pourquoi Michel Serres affirme s’obstiner à vouloir réconcilier nature et culture. Et ceux qui parlent du clonage ne traitent le dossier que superficiellement car l’effet d’annonce de telle ou telle secte est passé … ils n’en parlent plus !
Et de considérer combien les plaques profondes devraient intéresser les philosophes, car elles sont la cause des volcans et des tremblements de terre :
« C’est la soudure entre ces sciences qui me permet de redéfinir, dans mon dernier ouvrage, « L’incandescent » la nature et la vie. Et pour la réussir, mon travail se nourrit de dialogues. Je crois pouvoir dire que je discute mille fois avec un scientifique pour une seule fois avec un philosophe. Selon les périodes, j’ai travaillé davantage sur les mathématiques, ou la physique, et depuis sept ou huit ans sur la biochimie. »
C’était hier, ou presque ; Michel Serres n’est plus mais son enseignement perdure.
Pierre Rabhi
A l’opposé, Pierre Rabhi - au raisonnement plus empirique, populaire pour ses appels à penser l'agriculture autrement et pour sa défense de la sobriété, mais néanmoins critiqué pour ses prétentions en matière de méthodes agriculturales autrement conservatrices - estimait que la nature est, par définition, le complexe vivant dans lequel l’être humain doit enfin trouver sa juste place s’il ne veut être éradiqué par ses propres erreurs.
La conclusion de cette réflexion pourrait avantageusement revenir à Blaise Pascal - dont la pensée marqua le point de conjonction entre le pessimisme de saint Augustin et le scepticisme de Montaigne, et qui présentait une conception théologique de l’homme et de sa destinée, souvent jugée tragique. Sa réflexion politique parait encore aujourd’hui indissociable d’une interrogation métaphysique sur le tout de l’Homme :
Bernard VADON