Charles de Foucauld : au nom de l’amour ou quand le doigt de Dieu peut faire la différence au cœur d’une société désaxée.

Publié le 18 Mai 2022

Depuis le début de son pontificat, le pape François a constamment fait référence au bienheureux Charles de Foucauld qu’il a finalement  et en grandes pompes pontificales canonisé ce dernier 15 mai 2022 .

Cité dans deux encycliques et trois exhortations apostoliques du pontife, le saint ermite du Sahara est sans conteste une figure de référence pour le pape argentin. Et quelle référence !

Rétrospectivement, c’est en 2015 à l’occasion de la visite ad limina, à Rome, des évêques du nord de l’Afrique, que le pape François rappela l’importance de la « figure de sainteté » du bienheureux Charles de Foucauld, aux côtés de saint Cyprien et de saint Augustin. Et cela, dans la « vitalité évangélique » de cette belle Afrique du Nord en particulier qui fait aussi partie singulière de mon histoire personnelle et notamment familiale.

Dans Laudato Si’ -  l’encyclique sur l’écologie intégrale - le souverain pontife citera Charles de Foucauld en exemple pour sa  « compréhension riche et saine du travail ». Puis il évoquera « Frère Charles » devant les évêques italiens à propos, d’un autre secteur important de la vie sociétale, celui de la famille.

Explication du pape :

« Charles de Foucauld avait perçu comme peu d’autres […] l’ampleur de la spiritualité émanant de Nazareth. La ville de la jeunesse du Christ, au milieu de la Sainte Famille, aurait fait ressentir la stérilité de la soif de richesse et de pouvoir à l’aventurier qu’était Charles et l’aurait entraîné vers un apostolat de la bonté et une plus grande proximité fraternelle avec les plus petits. Charles de Foucauld a compris qu’en fin de compte ce sont [les pauvres] qui nous évangélisent, en nous aidant à grandir en humanité. Une vie de fraternité, mais aussi d’humilité, de respect et de patience qu’il importe de retrouver dans la famille aujourd’hui ».

OPPORTUNITÉ

Voilà pour les préliminaires de la célébration de canonisation du dimanche 15 mai 2022 à Rome.

Un moment de reconnaissance intense alors qu’aux accents d’un glorieux et vibrant ’Exsultate, en hommage à la Vierge Marie, explosait, ce matin- là et sous un soleil radieux, la joie des âmes bienheureuses dont celle des dix nouveaux saints - Charles de Foucauld, César de Bus et Marie Rivier, mais aussi Lazzaro Devasahayam, Louis Marie Palazzolo, Giustino Maria Russolillo, Maria Francesca de Jésus, Maria Domenica Mantovani, Titus Brandsma et Maria di Ges – illuminant, grâce à des portraits expressifs, la façade de la basilique Saint-Pierre de Rome.

Le temps de canonisation : une vive et intense émotion.

Alors que l’introït engageait le propre d’une émouvante célébration  succédant au rite de canonisation, les deux lectures et le beau psaume 144 chanté en latin, précédaient la proclamation de l’Évangile selon Saint-Jean.

Un texte prophétique sinon le prétexte pour le souverain pontife à développer une philosophie de partage et de don de soi comme il l’entend depuis les premiers jours de son choix de vie de prêtre exercé, avec une rare conviction, dans « ce laboratoire de l’Église des pauvres et des périphéries » que représente la fascinante Argentine.

Au-delà des vicissitudes d’un quotidien empoisonné par une société inconsciente, désemparée et vidée des plus élémentaires valeurs, vouée à sa prochaine et irrémédiable perte, le simple respect pour ne pas dire l’amour des autres semble être son ultime chance de survie. Une manière de credo.

Dans ce contexte de perdition, le chemin de vie de Charles de Foucauld, pour le moins chaotique à ses débuts et peu recommandable, s’avère soudain exemplaire et mystérieusement ouvert à une authentique révélation existentielle :

« Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. N’ayez pas de vision idéalisée de la sainteté, ne la considérez pas comme un objectif inaccessible,  séparée de la vie quotidienne,  au lieu de la rechercher et de l’embrasser dans le quotidien, dans la poussière de la rue, dans les efforts de la vie concrète [...]. Être disciples de Jésus et marcher sur le chemin de la sainteté, c’est avant tout se laisser transfigurer par la puissance de l’amour de Dieu.

Saumur, c'était hier ...

Alors que, malheureusement, dans le monde, les distances s’accroissent et que les tensions et les guerres augmentent, les nouveaux saints inspirent des moyens pour se rassembler, des voies de dialogue, en particulier dans le cœur et dans l’esprit de ceux qui occupent des postes de grande responsabilité et sont appelés à être des protagonistes de la paix et non de la guerre » estime le pape François qui délivre une vision pour le moins inhabituelle et surprenante de la sainteté mais qui dans le même temps offre une appartenance naturelle à la grande famille humaine aux portes de son déclin :  

« Aimer signifie ceci : servir et donner sa vie. Servir, c’est-à-dire ne pas faire passer ses propres intérêts en premier ; se désintoxiquer des poisons de la cupidité et de la concurrence ; combattre le cancer de l’indifférence et le ver de l’autoréférentialité ; partager les charismes et les dons que Dieu nous a donnés. Se demander concrètement : Qu’est-ce que je fais pour les autres ?  et vivre le quotidien dans un esprit de service, avec amour et sans clameur, sans rien revendiquer, c’est sortir de l’égoïsme pour faire de l’existence un don, regarder les besoins de ceux qui marchent à nos côtés, se dépenser pour ceux qui en ont besoin, peut-être même un peu d’écoute, de temps, un coup de téléphone. La sainteté n’est pas faite de quelques gestes héroïques, mais de beaucoup d’amour quotidien. »

 

Et le pape François de faire à nouveau référence aux nouveaux saints :

« Nos compagnons de route, canonisés aujourd’hui, ont vécu la sainteté de cette manière : en embrassant leur vocation avec enthousiasme – comme prêtres, comme personnes consacrées, comme laïcs – ils se sont dépensés pour l’Évangile, ils ont découvert une joie sans comparaison et ils sont devenus des reflets lumineux du Seigneur. Faisons-le aussi, parce que chacun de nous est appelé à cette sainteté, à une sainteté unique et non reproductible. La sainteté est toujours originale, ce n’est pas une sainteté de photocopie, elle est unique. » a conclu le pape François dont les maux (physiques) dont il souffre mais qui sont loin d’engager son pronostic vital n’ont de sens que pour les propagateurs de mauvaises (et parfois fausses) nouvelles. Sans parler des néfastes réseaux sociaux diffusant récemment la photo d’une chute soudaine du chef de l’Église catholique autrement remarquable, lors de cet office solennel, par sa vivacité d’esprit et son sens de la persuasion dans le message de simple humanité qu’il souhaitait faire passer.

Pari lancé, Sainteté, pari gagné !

UNE VRAIE PATRIE

Retour sur cette vision de l’universalité chère au pape François dont Charles de Foucauld fut l’un des précurseurs.

Notamment, lorsqu’il développe son analyse sur l'efficacité de la colonisation dans une lettre à René Bazin - écrivain, juriste et historien - où il affirme l’incompatibilité profonde et totale entre la religion musulmane et l'assimilation des populations musulmanes à la France.

Et de s’en expliquer :

« Non pas que les populations ne puissent pas progresser comme beaucoup de personnes le pensaient alors, mais parce que les musulmans considèrent l’Islam comme une vraie patrie. »

 

Un point de vue qu’il convient bien entendu de replacer dans le contexte politique et historique de l’époque mais que Charles de Foucauld rejette.

Car celui-ci n’aurait pas été l’homme et le chrétien qu’il fut sans une sorte de  « sommation de l’islam » comme l’écrit à ce propos Louis Massignon - professeur au Collège de France -

Décryptage :

Si ce choc salutaire ne fait aucun doute, il est en revanche plus délicat de comprendre ce que fut exactement la relation de Charles de Foucauld avec l’islam. Et à ce titre, il convient raisonnablement d’éviter plusieurs écueils : en particulier, celui de l’anachronisme qui sévit toujours, y compris chez certains historiens objectant à cette canonisation une détestable idéologie coloniale.

La question n’est pas nouvelle.

Selon l’un de ses biographes, Charles de Foucauld fut pourtant et effectivement « le saint de la colonisation » à tel point qu’il fallut, pendant la guerre d’Algérie et  à la demande expresse  des évêques de France, notamment, interrompre son procès de canonisation.

A l’anachronisme récurant s’ajoutaient les nombreuses hagiographies qui faussent le regard, lissent le personnage, édulcorent les pages sombres de sa vie et en voilent les failles.

Parmi ces mises en garde, celle de Louis Massignon (qui tardivement regretta sa commande d’une biographie à René Bazin) est intéressante.

A terme, il semble donc qu’il faille faire droit à ce que Charles de Foucauld il a vécu, avant de considérer ce qu’il a pu penser ou dire de l’islam :

« Ce choix méthodologique se justifie d’autant plus qu’il ne disposait pas de la théologie qui aurait pu lui permettre de penser en chrétien sa relation aux musulmans et à l’islam. A ce moment-là, la relation aux autres croyants relevait de « la théologie des infidèles ». Quant aux autres religions, elles n’avaient aucune place dans le dessein divin. L’Église ne reconnaissait pas encore ce qu’il y a « de vrai » et « de saint » en elles, ni « le rayon de la Vérité qui illumine tous les hommes – qui n’est autre que le Christ – qui les traverse. » explique le prêtre et théologien Christian Salenson.

Aussi, après l’indépendance de l’Algérie, on préféra plutôt mettre en exergue son œuvre linguistique et ethnologique destinée au peuple touareg avant qu’il ne soit désigné « pionnier du dialogue interreligieux » par le Conseil des conférences épiscopales européennes.

RECONNAISSANCE DU MAROC

L’Islam fascinait à ce point Charles de Foucauld que celui-ci alla jusqu’à se faire passer pour un citoyen juif afin d’approcher au plus près les populations locales et les étudier. A l’origine de ce stratagème, le rabbin Mardoché Aby Serour qui lui avait été présenté par le géographe et conservateur au musée d’Alger, Oscar Mac Carthy.

"Reconnaissance du Maroc" : l'empreinte culturelle du Père Charle de Foucauld au royaume des sultans.. 

Son intention : mener au Maroc et dans la plus grande discrétion, des recherches géographiques et ethnologiques qui à terme aboutirent à la publication d’un ouvrage important et précieux intitulé : « Reconnaissance du Maroc ».

Au gré de ce périple scientifique, la foi en la transcendance des musulmans l’interpellera avant qu’il ne vive l’expérience déterminante de l’hospitalité, comme le feront bien après lui Louis Massignon et Christian de Chergé à Tibhirine.

Une manière de révélation de l’islam dont il se confiera à Henry de Castries, officier et topographe, bouleversé lui aussi par sa rencontre avec l’islam mais aussi à Oscar Mac Cathy :

« L’islam a produit en moi un profond bouleversement. La vue de cette foi, de ces âmes vivant dans la continuelle présence de Dieu, m’a fait entrevoir quelque chose de plus vrai que les occupations mondaines : ad majora nati sumus ( nous sommes nés pour de grandes choses) ».

Cependant Charles de Foucauld - ce nomade sinon ermite d’avant-garde - ne tardera pas à passer du territoire des hommes à celui des âmes sans pourtant entrer dans une démarche de dialogue interreligieux au sens où nous l’entendons aujourd’hui avec ce qu’il suppose de gratuité ( « sans calculs » comme le préconisait Paul VI), de parité et de réciprocité, mais plutôt dans une dimension théologique que traduit sa belle expression universelle de « dialogue de salut ».

Impressionnant de présence ...

Pour Charles de Foucauld, la rencontre des croyants d’une autre religion fut un facteur décisif de conversion si toutefois, en fidélité à sa propre foi, on ne se dérobe pas aux appels des autres.

Ce fut le cas aussi bien pour l’amenokal Moussa ag Amastan, chef du Hoggar qui faisait partie de la tribu noble des Kel Ghela,  que pour Charles de Foucauld qu’il rencontra en 1905 alors que ce dernier accompagnait la colonne Dinaux avant de s’installer à Tamanrasset. Ce sera le commencement d’une longue et fructueuse amitié après que Moussa eut un temps bravé sa réticence à l’idée qu’un religieux chrétien s’installât en pays touareg.

 Charles de Foucauld n’entrera pas pour autant dans l’axe de l’islam.

En revanche, il manifestera infiniment d’intérêt pour la culture touarègue et le travail colossal qu’il accomplira pour concevoir un dictionnaire et recueillir la poésie touarègue, en témoigne.

Paradoxalement, ce fut aussi la rencontre avec des musulmans et l’univers de l’islam qui affirmeront sa foi chrétienne. Et, c’est  à la faveur de ces échanges qu’il enrichira sa propre vie spirituelle.

L’aboutissement d’une solidarité profonde et sincère avec le monde musulman auquel il a consacré une énergie considérable afin d’en saisir toutes les subtilités linguistiques mais aussi l’intense et ancestrale culture, sera déterminante, tout comme le bel et émouvant hommage de son ami Moussa après l’obscure fin sinon assassinat dont il sera victime.

Nous sommes le premier décembre 1916, la grande guerre fait rage en Europe. Une nuit sans lune. On frappe à sa porte. Le père Charles de Foucauld ouvre sans méfiance avant d’être mystérieusement et froidement exécuté dans son ermitage de Tamanrasset, au cœur du Sahara. Il avait 58 ans :

«J'ai pleuré et j'ai versé beaucoup de larmes, et je suis en grand deuil. Sa mort m'a fait beaucoup de peine... Charles, le marabout, n'est pas mort que pour vous autres seuls, il est mort aussi pour nous tous. Que Dieu lui donne la miséricorde et que nous nous rencontrions avec lui au Paradis. » confiera l’amenokal Moussa.

 

BERNARD VADON