En compagnie de Pierre Lizotte et Thibaut Lacrouts : étape gourmande à la crémerie du Gabizos ou, quand le fromage devient une référence mystique !

Publié le 30 Avril 2022

Le fromage  - les premières traces de cet aliment auraient été trouvées en Pologne dans quelques interstices de poteries cassées et dateraient de 7 500 ans - est reconnu comme un produit laitier de base privilégié entre tous. Il l’est par la matière qui sert à le fabriquer, en l'occurence le lait, nourriture première et fondamentale par excellence.

Claude Lévi-Strauss : "un triangle culinaire" ...

Il l’est aussi par la diversité et la multiplicité de ses aspects : on pourrait presque constituer avec le fromage seul un «triangle culinaire » pour reprendre l’expression de Claude Lévi-Strauss. Car il existe du fromage cru, du fromage pourri (persillé disent les gastronomes) , du fromage cuit, du fromage fumé.

LA PREMIÈRE NOURRITURE

Le fromage est par là même un aliment à la fois  naturel mais aussi culturel, qui présente la particularité que, même élaboré et propice à une transformation culturelle, celle-ci affecte ce qu’il y a de plus naturel, à savoir le lait animal, c’est-à-dire en définitive, l’herbe, nourriture naturelle s’il en est, la première nourriture qui fût.

De tous temps : l'herbe nourrissière.

A partir de là, et en admettant, avec la bénédiction autorisée de l’anthropologue et ethnologue Lévi-Strauss, que toute cuisine est un langage, on pourrait essayer de constituer une véritable « tyrophagie » (dans la sagesse orthodoxe, renoncement à toutes mauvaises pensées, notamment) historique et sociale, c’est à dire essayer de définir ce qui signifie dans une société donnée la présence de tel ou tel fromage. Par exemple, à quoi correspondrait, si nous en croyons cette fois Pline l’Ancien ou Martial, le goût des Romains pour le fromage de chèvre fumé.

Comme le dit P. Lelong dans sa « Célébration du fromage »   :

« C’est un signe de la dureté des temps inhumains où nous nous enfonçons, et qui fait qu’on entrevoit l’avènement d’une ère  où prêcher sur le fromage du haut de la chaine de vérité deviendra impensable dans le troupeau des ,hommes sustentés de vitamines mais point nourris des authentiques nourritures qui ont été trouvées bonnes par le Seigneur, au jour de leur création. »

Au-delà de l’étrange corrélation entre cette constatation et les temps actuels marqués de l’obsession (justifiée) d’une écologie suppliciée, Roland Barthes a mis en exergue l’impact d’une imagerie comme celle d’un moine en train de manger du fromage et qui s’identifie à un folklore dans lequel il est simplement gourmand mais aussi par le fait qu’au Moyen Age le fromage se fabriquait surtout dans les monastères. Une évidente relation de cause à effet.

VALEUR MYSTIQUE ET RELIGIEUSE

Pierre Lelong fait encore remarquer que ce n’est peut-être pas un hasard si le livarot est né dans un pays de monastères, que le pont-l’évêque fut à l’origine appelé angelot, que le saint-paulin qui procède du port-salut, a été créé dans une Trappe aux confins du Maine et de l’Anjou. Enfin, que le munster est apparu dès le haut Moyen Age sur les deux versants des Vosges et que ce sont aussi les moines du Duché de Parme qui ont imaginé le parmesan à partir de lait écrémé et de safran.

Autant dire que la valeur mystique et religieuse du fromage ne fait pas de doute. Enfin, pour moi.

Pierre-Lelong : la célébration du fromage !

Et je recommande, à cet égard, la délirante (comme toujours chez ce personnage hors du commun) interview de Salvador Dali et sa référence à saint Augustin. Elle est aussi – sinon plus modestement la mienne -  une invitation à « déguster » les "Confession" d'Augustin, singulièrement le psaume 67 et notamment les versets 16 et 17. Je cite :

 « Montagne de Dieu, montagne grasse, montagne fermentée comme du fromage!»

Saint Augustin : l'autre sermon sur le thème de la montagne !

Pour saint Augustin, ces montagnes seraient donc une image de Dieu, et plus précisément du Christ. La montagne, un élément récurrent du langage poétique de la Bible, comme image de Dieu : voilà qui ne manque pas d'originalité. Et pourtant. 

En revanche, l’image du fromage, pour parler du Christ, est plutôt unique (s’il faut une métaphore alimentaire, nous avons plutôt l’habitude d’évoquer le pain et le vin…). Mais Augustin n’a pas peur de créer une image nouvelle, et reprend dans son commentaire l’expression du psaume en choisissant un mot latin qui évoque encore plus précisément le fromage. A cet effet, il emploie le mot « incaseatus » ou qui s’est transformé en fromage (dérivé de « caseus » autrement dit : « fromage »).

MONTUS COAGULATUS …

Le Christ est donc bien comparé à une montagne « enfromagée ». Voici une traduction bien édulcorée du XIXe, où « incaseatum » a été traduit par « laiteuse », mais l’idée est bien là, et saint Augustin établit d’ailleurs un lien sans équivoque entre la grâce divine et le fromage.

La légendaire extravagance du maître de Cadaqués, sur la Costa-Brava, aurait même semé le doute dans l’esprit d’un groupe de jésuites interloqués venus soumettre l’artiste surréaliste à la question à propos de ses célèbres montres molles mais surtout de son allusion au fromage divin. La réponse quasi instantanée est venue par saint Augustin interposé :

« je leur ai cité un psaume de la Bible dans lequel on parle de Jésus en le comparant à une montagne. C’est très long et ça commence par ces mots : « montus coagulatus, montus fermentatus, montus... »

Au-delà de l’étrangeté de la comparaison, saint Augustin précise sa pensée :

« Sur la terre; dans la montagne fromagée, ta montagne, la montagne d’abondance ».

UNE CURIOSITÉ QUI INTERPELLE

Dans notre courte recherche sociologique au cœur de la "bonne franchitude" et de l’incontournable et vitale nécessité du pain et du vin, nous avons difficilement résisté à l'odeur virile d'un fromage bien 'fait". Mais aussi, et de façon plus subtile, à celle d’un chèvre ou d’un brebis ou encore d’un parmesan et d’un comté.

 Eh, oui !

CA long des siècles, certains mets furent assez féconds pour donner naissance à des mythes et nourrir la pensée symbolique et par là même transmettre une histoire sur l’homme. Parmi ces mets, le fromage, dès l’Antiquité, intéressait les philosophes et les médecins générant des traités et des commentaires en tous genres.

Au XVIIe siècle, son audience s’élargit et les  poètes et les religieux glosèrent sur la mouvance de ses formes, sur l’étrangeté de sa fabrication et l’agressivité de son odeur. Entre répulsion et attrait, fortune et infortune, se profilaient alors, sans doute, dans un imaginaire singulier, les liens conflictuels que l’esprit classique entretient avec la matière et le vivant. D’où une fascination qui n’allait pas sans provoquer des vocations. Sinon des émotions.

Pour preuve, la sympathique décision de deux jeunes entrepreneurs formés à une forme originale d’entrepreneuriat.

Natifs, pour l’un, des Hauts de Bosdarros et pour l’autre, de Coarraze, deux charmants villages au nord-ouest des Pyrénées, ancienne principauté souveraine puis province française, le Béarn, une région historiquement nourrie de l’épopée du roi Henri IV dit aussi  « le vert galant » -, les deux amis ont aujourd’hui, et depuis seulement quelques mois, pignon sur rue dans la charmante ville de Nay, en vis à vis de l'historique Maison Carrée de type Renaissance, au cœur du  bassin de la ville de Pau, en nouvelle Aquitaine. Ici, les origines frôlent la Préhistoire mais c’est au Moyen Age que la ville connaîtra son apogée.

Aujourd’hui et entre autres, le choix des deux entrepreneurs est lié à la spécificité commerciale de cette ville où deux fois par semaine – notamment - un marché particulièrement fréquenté tant par les autochtones que par les touristes, propose les vrais et frais produits de la terre.

De manière pérenne, cet apport commercial est enrichi par une clientèle locale souvent très avertie et connaisseuse en la matière.

Une curiosité qui interpelle et séduit les deux jeunes commerçants.

COMPETENCES

Avec infiniment de sérieux, les deux amis ont auparavant et dans les moindres détails peaufiné leur projet ;  attentifs à tout ce que la société administrative est susceptible de leur apporter en matière d’aide ou de supports.

Thibaut Lacroust et Pierre Lizotte : A l'exemple de l’épicurien Diogène d’Œnoanda.

De formation didactique Pierre et Thibaut ont décroché tout ce qui peut aujourd’hui ajouter à leur sérieux et à leurs compétences : contrats d’apprentissage professionnels  et autre qualifications professionnelles en passant par les expériences de terrain directement dans les entreprises concernées. Sans oublier les stages organisés à la ferme où l’on peut en même temps améliorer son professionnalisme et accroître son relationnel.

Un nouveau rendez-vous pour les amateurs et autres initiés.

Aujourd’hui, la crémerie du Gabizos – en référence à l’un des sommets s’élevant à plus de 2600 mètres entre les départements des Pyrénées Atlantiques et des Hautes-Pyrénées – propose une surface généreuse et plus de soixante variétés de fromages à la vente que l’on peut accompagner de crus locaux référencés tant en vins que charcuterie. Ici aussi, cerise sur le gâteau, on affine les fromages encore jeunes. (1)

Pierre Lizotte et Thibaut Lacrouts dressent également des plateaux cadeaux de fromages assortis. Comme on le fait pour le vin et tous autres produits à offrir.

 

En projet, une activité dégustation directement sur le site du magasin. En somme, une large palette de services.

Parallèlement et durant plusieurs mois Pierre et Thibaut ont continué de se familiariser avec leur principale motivation professionnelle, leur passion surtout, à savoir le monde fascinant du fromage. Indépendamment des contraintes parfois hallucinantes liées notamment à la distribution en général et pas seulement fromagère, et qui peut amener un simple produit à effectuer des centaines de kilomètres avant de trouver sa place dans une vitrine. Singularité de l'économie moderne !

 

Mais fort heureusement, la passion des deux jeunes commerçants va bien au-delà des citations célèbres de Bertolt Brecht qui posait la question de savoir ce qu’il adviendrait du trou lorsque le fromage aura disparu ( c’est du Brecht !) au Général De Gaulle, dubitatif quant à pouvoir gouverner un pays où il existe (selon lui)  258 variétés de fromages, en passant par Léon-Paul Fargues, écrivain et poète, aux réactions autrement olfactives et qui, à propos du divin Camembert écrit :

 « Ce fromage qui fleure bon les pieds du bon Dieu ! »

LA MÉTAPHORE DU FROMAGE

Une amusante mais intéressante tradition dont Alexandre Dumas, dans son Dictionnaire, se fait encore l’écho de cette tradition :

« Le fromage, pour être mangé, ne doit être ni trop nouveau, ni trop vieux ; trop nouveau, il est lourd, pèse sur l’estomac et cause souvent des vents et des diarrhées ; trop vieux, il échauffe par sa grande âcreté, produit un mauvais suc, a une odeur désagréable et rend le ventre paresseux, parce que la fermentation considérable qu’il a souffert l’a privé des humidités qu’il contenait et qui a fait perdre à ses principes tout leur premier arrangement . »

Dans notre plongée sociologique, au cœur de la "bonne franchitude", il y a des passages obligés.

Ainsi, après avoir allègrement traversé ceux du pain et du vin s’est tout naturellement imposée l’odeur caractéristique  – vous sentez déjà son fumet corsé – du fromage.

A l’exemple d’un bon Français qui n'est pas du genre à rechigner devant l'effluence virile d'un munster ou d'un maroilles bien fait sinon d’un roquefort occitan à la pâte persillée élaborée à partir du lait de brebis, l’histoire du fromage a nourri ce qu’il convient d’appeler, à la suite de Bachelard, un imaginaire sans limites.

Entre l’acceptation bienveillante du processus physique coagulant et l’évaluation répulsive du précipité chimique réactif, se devine la double tradition du fromage, l’une fondée sur l’attrait, l’autre sur la répulsion. Il est ainsi surprenant de constater, par exemple, que c’est par la métaphore du fromage, entendu comme résultat d’un processus empathique, que l’épicurien Diogène d’Œnoanda définit l’action de l’âme dans la vie de l’homme :

« L’âme ceinture l’homme dans sa totalité et le ligote à son tour, étant elle-même entravée, comme la plus insignifiante goutte de présure procède à l’égard d’une énorme masse de lait. »

 

Bernard VADON

 

  1. 18 place de la République NAY 64 800 – 0559274867 -

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une invitation à « déguster » les "Confession" d'Augustin, singulièrement le psaume 67 et notamment les versets 16 et 17.

Rédigé par Bernard Vadon

Publié dans #Articles, #J - 2 - B ( Journal )

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