Et si nous parlions correctement français… ou célébration de la langue française.

Publié le 3 Février 2022

« Il faut que l’on comprenne que la survie du français n’est pas seulement un sujet de colloque où se côtoient quelques linguistes et quelques acharnés. Il faut l’élever au rang de cause nationale. »

Voilà qui devrait, au-delà de toutes prétendues belles  (ou bonnes ) causes, interpeler les papillons que fascinent les fastes élyséens.

Alain Decaud : un sens l'Histoire.

Ce n‘était pas hier et encore moins aujourd’hui mais plus loin encore dans le temps. Ce n’était pas n’importe où que se manifestait cette mise en garde. Ce n’était enfin pas n’importe qui :

C’était il y a vingt ans – le 16 octobre 2001 lors d’un discours au sein des « immortels » parmi lesquels il comptait après avoir été élu au fauteuil de Jean Guéhenno le 15 février 1979 sous les ors d’un lieu mythique pour la culture et singulièrement pour la langue française, l’Académie française, qu’Alain Decaux, historien médiatique mais aussi un transmetteur nécessaire, parce qu’il créait un rapport affectif au passé, donnait, selon l’historien Pierre Nora, « un sens à l’histoire ».

Gabriel de Broglie : Une grande passion pour la langue française.

Mieux que quiconque  il a su dimensionner cette Francophonie qu’on l’avait chargé de défendre en qualité de ministre.

Bref, et pour être sémantiquement familier tout en étant admiratif : du beau linge culturel.

En tout cas, une belle « image » de cette France qu’il estimait à juste raison, singulière dans le bon sens de l’adjectif.

Grand admirateur et plus encore d’Alexandre Dumas. Il lui a consacré un « Dictionnaire amoureux. »

L’ANGLAIS D’AÉROPORT

Le 15 décembre 2014, l’académicien Gabriel de Broglie, dans le cadre de l’Université de Pékin, s’insurgeant, comme nous, contre ce qu’Alain Decaux qualifiait  « d’anglais d’aéroport » face à une langue – le français – rayonnante et prestigieuse, se prêtait  à son tour à une analyse sur le thème de « la beauté de la langue française » :  (2)

« J’ai voué depuis toujours une grande passion pour la langue française. J’ai essayé de la faire partager en écrivant un livre qui s’appelle « Le français pour qu’il vive » qui était l’expérience que j’avais pu avoir comme responsable du point de vue de l’État et de celui du gouvernement français dans le domaine de la langue française. Et, je vais essayer de faire saisir les raisons d’un attachement passionné que nombre de nos contemporains, comme dans les siècles passés, portent au français. » 

Les spécialistes des langues décrivent de manière générale les langues par des caractères généraux :

Ainsi, l’espagnol est considéré comme une langue noble alors que l’italien s’affirme comme une langue harmonieuse et l’allemand comme une langue précise, alors que l’anglais apparait comme une langue naturelle laissant au français une incontestablement qualité de clarté.

Paul Valery : un certain doute.

« Le langage n’a jamais vu les idées ».

Voilà qui déjà favorise un certain doute. Mais aussitôt , un autre écrivain français, Jean Paulhan, rétorque :

« Les mots sont aussi des idées ».

Pour faire la synthèse, Gabriel de Broglie cite alors Jacques de Lacretelle, qui écrit :

« La place privilégiée du français vient de ce qu’il a toujours offert au monde quelque chose de clarifié ».

« L’expression « quelque chose de clarifié » est peut-être plus importante que le mot plus général de la clarté. Clarifié désignant une action. C’est en effet ce caractère souvent célébré comme le génie de la langue française qui lui a permis, pendant quelques siècles, de succéder au latin, même avant le latin au grec, je veux parler des XVIIe et XVIIIe siècles.

Des quantités d’écrivains et de professeurs ont insisté sur ce caractère du français. Cette continuité, cette force aussi engendrent, avec le poids de la littérature qui nous précède, un français moderne héritier non seulement de la clarté mais d’une conséquence de la clarté, qui est l’abstraction. »

L’ORDRE DIRECT

Gabriel de Broglie affine cette synthèse  :

« Le français moderne est une langue plutôt abstraite qui tend surtout à l’abstraction du langage. Il possède des qualités d’expression, de transmission, de précision et de synthèse qui ont fait qu’il a été pendant plusieurs siècles la langue de la diplomatie. Ce n’est aujourd’hui plus le cas, alors que ce le fut jusqu’en 1914. »

Mais au fond en quoi consiste cette clarté ?

« Le principal caractère, c’est l’ordre direct. Le français obéit à l’ordre direct. La phrase possède une souplesse, une harmonie, mais aussi une organisation. Elle procède par ordre de détermination croissante, du particulier au général. La langue française commence par ce qui commande la compréhension, le sujet, puis par ce qui découle de ce qui vient d’être dit, c’est-à-dire que l’ordre rigide des mots est régi par leur fonction et leur rapport. La proposition principale vient avant la proposition subordonnée. Le sujet vient avant le verbe qui exprime l’action et le verbe est suivi de ses compléments directs, puis indirects qui indiquent les conditions dans lesquelles le sujet a agi.  C’est cela l’ordre direct » explique Gabriel de Broglie qui poursuit :

« Un autre caractère de la langue français c’est l’équilibre entre le nom et le verbe. Le nom exprime les formes stables, ce qui est fixe, les concepts, ce qui est constaté. Le verbe exprime la forme en mouvement, l’action, la modification. L’anglais privilégie le verbe et l’allemand le nom, la langue française pour sa part équilibre les deux et assure une finesse d’expression précisément grâce à cette force des verbes qui n’agissent pas sans le nom, grâce à cette relation étroite qui existe entre le nom et le verbe. De même le verbe français a plus de formes, plus de combinaisons que le verbe dans d’autres langues. On a souvent remarqué qu’en matière de conjugaison, de mode et de temps, les verbes français étaient plus riches qu’en d’autres langues. Le verbe français prévoit, ordonne, désigne, précise, commande mais en même temps doute, émet des conditions, des suppositions. Il y a des modes pour cela et le verbe français est extrêmement fin dans son maniement. »

Certes, le vocabulaire français est peu abondant, par rapport aux autres grandes langues et notamment par rapport à l’anglais et même à l’allemand.  

UNE LANGUE VERTICALE

Autrefois, le vocabulaire français a été riche. Notamment, avec Rabelais. Le vocabulaire français était extrêmement abondant. L’évolution, du XVIIe et du XVIIIe siècle, a fait que le vocabulaire s’est réduit. Les français auraient tendance à dire qu’il s’est « purifié ».

Mais qu’est-ce que purifier un vocabulaire ?

« Heureusement, les choses évoluent et pendant la période romantique la langue française a retrouvé l’abondance du vocabulaire. Notamment, avec la redécouverte  de mots anciens mais également de la création de mots nouveaux. Cette évolution continue et soulève des polémiques quant à savoir s’il est intéressant d’élargir le vocabulaire d’une langue.

Oui, à condition que les mots soient bien choisis. Non, si les mots sont des imperfections et ne contribuent pas à la qualité et à la précision du langage. Mais en tout cas le vocabulaire français ne s’appauvrit pas, il continue à s’enrichir même si globalement, la langue française continue d’être une langue dont le vocabulaire est  peu développé. Pour donner un point de vue global sur les qualités de la langue française, je dirais que la langue française donne l’avantage à l’activité intellectuelle sur les impressions et les sentiments, à l’abstraction sur le mouvement des faits.

Elle offre probablement le meilleur outil au service de la pensée, de la raison. Elle favorise au mieux l’expression des vérités acquises, la recherche des choses invariables, la découverte des lois d’un univers qui s’ordonnerait autour de l’homme. Son pouvoir est clarifiant. Elle a des domaines de prédilection : le droit, l’enseignement, la recherche, l’administration. »

Ainsi, le français s’impose comme une langue d’institution plutôt que d’intimité. C’est une langue verticale plus que de rapports horizontaux comme l’anglais qui s’échange mais qui est moins directif.

Toujours selon Gabriel de Broglie :

« Il y a dans le français quelque chose de gouvernemental qui facilite l’autorité et il y a dans l’anglais quelque chose d’horizontal qui facilite l’échange. La question qui se pose maintenant est de savoir si ces caractères possèdent une valeur esthétique. »

Comment peut-on s’interroger sur la beauté d’une langue ?

Au XXIe siècle, il est peut-être intéressant de se poser la question de savoir si la langue française est belle au regard de sa rationalité et de sa clarté.

Gabriel de Broglie estime que pour en juger, il faut pénétrer le mystère de la langue française au regard de la phrase :

« Toute la langue française s’ordonne autour de la phrase, ce qui n’est pas le cas d’autres langues sinon de toutes les langues. La phrase est infiniment souple, riche, utile, elle reflète la pensée. Si la langue voit la pensée et si la pensée voit la langue, c’est bien à travers la phrase, c’est là que se situe le point de contact.

La phrase française est probablement l’essentiel de la matière littéraire, de la création, de la beauté. Dans la phrase française, il y a la phrase en prose et il y a la phrase en vers évidemment et ces deux parties de la littérature s’équilibrent en qualité. Toute la qualité n’est pas concentrée dans la poésie, dans la phrase en vers. La beauté de la prose française est au moins équivalente et procure au moins autant de jouissance que la poésie et d’ailleurs la poésie classique française, qui a procuré tant de jouissance au cours des siècles, a considérablement changé au XXe siècle pour devenir un moyen d’expression beaucoup plus intime, beaucoup plus rapide, peut-être impressionniste et transmettant peut-être moins de beauté plastique que précédemment avec la versification française. »

LITOTE

Le français est-il une langue musicale ?

Jean Racine : "Le ciel n'est pas plus pur que le fond de mon. coeur." 

il est intéressant d’aborder cette question avec Gabriel de Broglie :

« La question de la musicalité de la langue française est un peu compliquée parce que la prononciation est monotone en restant toutefois subtile. Il n’y a pas d’accent tonique et elle ne comporte pas beaucoup d’interruption mais génère des sons assez doux comme le « e » muet. Autrefois, on le faisait entendre dans la phrase et c’est devenu assez difficile. On le faisait du temps de la versification car le e muet prenait la place d’un pied du vers. Une autre prononciation subtile est celle des liaisons entre les mots. Là aussi, il y avait des règles extrêmement fines qui faisaient partie de la musicalité de la langue française. Malheureusement, l’art des liaisons bien prononcées a un peu disparu, soit que les liaisons utiles soient exclues de l’usage, soit que des liaisons malencontreuses aient été  introduites là où il ne devrait pas y en avoir. »

Jean de La Fontaine : "C'est la fleur du jardin .."

En fait, il s’agit d’un art qui s’est un peu affadi avec des exemples  différents donnés chaque fois par les médias de masse, les radios et la télévision, par cette élocution très rapide, mais qui n’est pas du tout une élocution poétique. Le moins que l’on puisse dire. En somme, la litote au service du moins disant.

« Au XVIIe siècle, de grands écrivains français ont été l’objet de débats de la critique littéraire. Notamment, La Fontaine et Racine. Tous les deux ont été critiqués pour leur absence de musicalité. De nos jours, La Fontaine est un très grand écrivain, très élégant et le vers de La Fontaine a une musicalité évidente, c’est d’ailleurs pour cela que les enfants l’apprennent si facilement et le retiennent par cœur. On a trouvé que La Fontaine était trop simple parce que sa phrase était subtile et aérienne. On a dit la même chose de Racine, qui a lui aussi une musique particulière. Mais Racine, c’est un diamant. On peut donc dire de La Fontaine, c’est la fleur du jardin et de Racine,  la pierre précieuse. » Une élégante synthèse.  

On a cependant trouvé que Racine avait un vocabulaire trop pauvre et à partir de cette remarque, on est allé jusqu’à prétendre que tout le théâtre de Racine n’était fabriqué qu’avec 1 200 mots. Ce qui est faux.

Le vers célèbre de Phèdre : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes » est en soi une réponse

Comme à l’exemple de cet autre alexandrin, c’est-à-dire en douze pieds, composé de mots qui n’ont qu’une syllabe :

« Le ciel n’est pas plus pur que le fond de mon cœur ».

FORCE ET  VIVACITÉ

Au XIXe siècle, Victor Hugo a fait chanter la langue dans tous les registres. Et pourtant la même critique littéraire lui  reprochait de ne pas connaître le vocabulaire reconnu figurant dans les dictionnaires de la langue traditionnelle.

En effet, il crée des mots jusqu’à revendiquer la liberté de créer des mots pour formuler sa pensée ou simplement sa phrase.

Victor Hugo : une des plus belles et des plus riches poésie qui soit.

On serait même été jusqu’à affirmer que l’art poétique de Victor Hugo était de l’artisanat ;  qu’il y avait un côté de recette préfabriquée et que c’était toujours le même mécanisme qui jouait, avec une introduction, des grandes orgues puis la chute finale qui donnait au poème sa force et sa vivacité.

Bien au contraire, la poésie de Victor Hugo est une des plus riches et des plus belles qui soit.

Mais c’est toujours le même procès qui est instruit, c’est-à-dire le procès de la pureté, d’un âge d’or initial de la langue, d’un état de perfection antérieur, indépassable et qui ne devrait pas être modifié, qui ne peut pas l’être si ce n’est de manière respectueuse. Ce procès-là est perdu d’avance parce que personne ne peut fixer une langue. Victor Hugo lui-même a été, avec le romantisme, le créateur de toutes les perspectives et possibilités du français et de la poétique moderne. Il l’a fait dans un texte célèbre (la préface de Cromwell en 1830) et depuis, toute la littérature française a suivi.

« Je voudrais pour le XXe siècle citer deux noms d’auteurs que peut-être vous vous étonneriez que je ne cite pas, ce sont Proust et Claudel, deux exemples de la musicalité de la langue française, pas la même musicalité bien sûr. Je commence par Proust dont la phrase innombrable, extrêmement variée a un charme très difficile à définir. On a aussi reproché à Proust de ne pas maîtriser sa phrase et c’est vrai, mais cela fait partie de sa musique personnelle. Proust a insisté sur la poésie propre de l’imparfait, le temps imparfait. Pour preuve, cette  citation de Marcel Proust qui montre la force de l’imparfait : 

« J’avoue que certain emploi de l’imparfait de l’indicatif – de ce temps cruel qui nous présente la vie comme quelque chose d’éphémère à la fois et de passif, qui, au moment même où il retrace nos actions, les frappe d’illusion, les anéantit dans le passé – sans nous laisser comme le parfait, la consolation de l’activité – est resté pour moi une source inépuisable de mystérieuses tristesses. Aujourd’hui encore je peux avoir pensé pendant des heures à la mort avec calme ; il me suffit d’ouvrir un volume des Lundis de Sainte-Beuve et d’y tomber par exemple sur cette phrase de Lamartine (qui parlait de Mme d’Albany) : « Rien ne rappelait en elle à cette époque… » 

LANGUE DES DIEUX

En conclusion, Gabriel de Broglie s’en remet aux statistiques :

« Si nous avions encore des doutes sur la beauté de la langue française, il y a un moyen de s’en assurer : c’est de constater le nombre d’écrivains de langue maternelle étrangère qui ont choisi le français pour leur création littéraire. Ce phénomène est très particulier. Il s’est répété au cours des siècles derniers, en particulier au cours du XXe siècle et il est extrêmement significatif. De nombreux écrivains ont choisi la langue française pour exprimer leur œuvre littéraire. C’est un phénomène beaucoup plus important en signification que, par exemple, la francophonie, c’est-à-dire le fait que d’autres pays aient la langue française comme langue maternelle officielle ce qui est au fond un phénomène assez naturel. Mais l’adoption de la langue française pour écrire, pour créer une œuvre littéraire est un phénomène singulier. Léopold Sédar Senghor (1)  est celui qui a le mieux évoqué cette universalité de la langue française. »

Pour Gabriel de Broglie :

« Senghor a qualifié la langue française de « langue des dieux », et œuvré à travers elle comme moyen de transmission entre les cultures et entre les différentes langues. Il considérait que le français est comparable aux grandes orgues se prêtant à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage. Il est, tour à tour ou en même temps, flûte, hautbois, trompette, tam-tam et même canon.» 

Léopold Sédar Senghor : la langue française, c'est la langue des dieux.

Ce bref tableau des beautés de la langue française déborde largement la France et s’étend à d’autres pays étrangers de langue maternelle française mais aussi ceux qui ne sont pas de langue maternelle française mais qui ont toutefois un intérêt passionné pour le français. Une belle expression illustre leur attachement, c’est la notion de partage.

Le prétexte pour l’académicien d’oser cette sorte de prémonition qui en fera bondir certains (es) :

« S’il se lève dans l’avenir un génie universel de la langue française, il est possible qu’il ne soit pas français. »

Bernard VADON

 

  1. Léopold Sédar Senghor, était un homme d'État français puis sénégalaispoèteécrivain, et premier président de la République du Sénégal (1960-1980). Il fut aussi le premier Africain à siéger à l'Académie française. Il a également été ministre en France avant l'indépendance du Sénégal.

Il fut le symbole de la coopération entre la France et ses anciennes colonies pour ses partisans ou du néocolonialisme français en Afrique pour ses détracteurs.

Sa poésie, fondée sur le chant de la parole incantatoire, est construite sur l'espoir de créer une Civilisation de l'Universel, fédérant les traditions par-delà leurs différences. Par ailleurs, il approfondit le concept de négritude, notion introduite par Aimé Césaire qui la définit ainsi : 

« La négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture. » (source Wikipédia)

  1. Gabriel Joseph Marie Anselme de Broglie est un haut fonctionnaire et essayiste français.

Membre d'honneur de l'Académie des sciences morales, des lettres et des arts de Versailles et d'Île-de-France depuis 1994

Il est aussi membre de l’Académie des sciences morales et politiques depuis 19972, membre d'honneur de l'Académie roumaine et membre correspondant de l'Académie des sciences morales et politiques d'Argentine . Il est menbre de l’Académie française depuis 2001, élu au fauteuil numéro 11, successeur d’Alain Peyrefitte. C’est le cinquième « immortel » de sa famille. Après avoir été chancelier de l’Institut de France de 2006 à 2017, il est chancelier honoraire depuis le 1er janvier 2018.  (source Wikipédia)