MES COUPS DE COEUR La pianiste Hélène Grimaud : « La musique permet d’entrapercevoir l’au-delà »

Publié le 25 Mai 2021

Hélène Grimaud alors au zénith de sa belle carrière : « Peu m’importe  le chemin. Je me dis : Dieu saura bien où je serai dans dix ans. »

Quel meilleur clin d’œil que d’en appeler à la notation musicale, en l’occurrence le point d’orgue, pour prolonger sur la portée et  à dessein, la durée d’une rencontre virtuelle avec celle – Hélène Grimaud – qui depuis des années pactise et joue singulièrement avec les loups comme d’autres dansent avec  ces animaux mystérieux, mythiques, fascinants, craintifs et discrets. Mais aussi et malheureusement investis d’une fausse réputation héritée d’une méconnaissance d’une espèce certes carnivore (l’homme son prédateur, entre autres, ne l’est-il pas ? ) mais qui peut aussi et occasionnellement se nourrir de raisins et de champignons.

Certains dansent avec les loups alors qu'Hélène Grimaud joue ! 

Dans la banlieue de New-York où elle réside, son centre de conservation des loups – créé en 1999 – œuvre pour la protection et une meilleure approche du canis lupus, sa désignation latine.

Comme l’écrit Charles Baudelaire dans « Les Fleurs du mal » quelques vers qu’elle reprend dans l’introduction d’un de ses livres :

« Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,

A travers les déserts courez comme les loups ;

Faites votre destin, âmes désordonnées,

Et fuyez l'infini que vous portez en vous ! »

Auxquels, dans une de ses lettres intimes, Arthur Rimbaud  fait écho :

« Donc le poète est vraiment voleur de feu.

Il est chargé de l'humanité, des animaux même. »

Une invitation quasi existentielle lancée par Hélène Grimaud quant à savoir de quoi demain sera fait :

« Peu m’importe  le chemin. Je me dis : Dieu saura bien où je serai dans dix ans. »

Et de poursuivre :

« C’est le reflet d’une croyance. Je ne peux dire aujourd’hui si c’est en Dieu ou autre chose, car l’expression du sacré, je la vois aussi bien dans un arbre ou une œuvre d’art que dans une église. Mais je crois en un au-delà et je recherche la connexion au monde spirituel. La musique permet de l’entrapercevoir et même de le toucher du doigt dans le meilleur des cas. Elle est pure transcendance et replace l’homme dans son humanité la plus noble. Elle répond à l’angoisse de l’avenir en dépassant la mort. Elle rassérène. Et permet de transfigurer le monde d’ici-bas. Parce qu’il faut bien vivre ! Ici. Maintenant. Tout de suite. Parce qu’on n’a pas de vie de rechange. Alors chaque instant doit compter. Être vécu pleinement. Dans l’échange avec l’autre. En le regardant bien droit dans les yeux. En lui souriant. La compassion et l’empathie sont la plus belle quête d’une existence. »

Et la musique dans la relation sociétale ?

« Ce sont des moments extraordinaires que ces instants de liberté partagée avec le public, où plus rien ne compte, où l’on prend tous les risques, où l’on remet tout en cause, concentré sur ce qu’on joue mais également sur ce qui se joue dans la salle, conscient d’être passeur d’un monde à l’autre. »

« Le moment où l’on a la sensation que tout s’aligne parfaitement ? Que tout est là, sans aucun compromis, dans l’équilibre le plus parfait ? Il est très rare. Et heureusement. Parce que si c’était quelque chose qu’on peut reproduire sur schéma, ce ne serait plus de l’art mais de l’artisanat. Il faut avoir l’humilité de l’accepter. C’est difficile à vivre, surtout quand on est perfectionniste. On a tellement envie que ce soit chaque fois comme on sait que ça peut être, que ça doit être. Il faut hélas en faire le deuil. Et toujours recommencer. Se préparer le mieux possible, en aspirant au surgissement de ce quelque chose dont vous n’êtes pas responsable. »

 

Selon la légende, la lune s'éprit de l'esprit du loup et lui vola son ombre afin de se rappeler à jamais de cet instant; et c'est ainsi que le loup hurle à la lune pour la supplier de lui rendre son ombre.

« On racontera beaucoup de choses sur mon retour aux loups ; et toutes seront erronées. Pour connaître la vérité, il aurait fallu pousser avec moi la porte de cet obscur magasin à Hambourg -- mais j'étais seule ce soir-là. J'avais décidé de me ménager une pause entre les séances de répétition. Je travaillais le Deuxième concerto de Brahms, et je voulais purger mon corps de toute la tension physique des exercices au clavier qu'exige cette oeuvre aux complications rythmiques infinies, aux soubresauts complexes entre accords massifs et grands écartements, au scherzo fougueux -- une musique tempétueuse. Brahms l'avait composée pour qu'elle outrepasse les capacités féminines, et j'avais parfois l'impression d'une lutte acharnée entre moi et le piano, de même que l'oeuvre semblait combattre des forces cosmiques, sombres, hantées de battements d'ailes sur un océan dont je humais, à cet instant précis, le parfum lourd, salé et un peu gras. »

Passeur d’éternité

Dans son livre « Variations Sauvages » Hélène Grimaud associant la magie au jeu musical, évoque la légende de la mandragore et du loup.

Qu'est-ce qu'une mandragore ? interroge Hélène Grimaud :

Et de répondre :

« Un animal ? Une plante ? Plutôt un être entre l’animal et la plante. A la limite du royaume végétal et du royaume animal. On tente de l'arracher et elle crie, un cri long, lugubre, qui entre dans le corps comme un venin et s'y répand en stridences intolérables. Roméo et Juliette s'affolent de cette plainte. D'autres en deviennent fous. De tout temps, elle a intrigué les naturalistes, les philosophes et les mathématiciens. C'est pour elle que Pythagore inventa le nom d'anthropomorphe et l'agronome latin, Lucius Columelle, celui de "demi homme".  

Ces yeux ne vous rappellent-ils rien ? En tout cas et  pour rester dans la sphère musicale, le film "Master Class" dans lequel une certaine Marie Laforêt tient le rôle de Maria Callas affichant ce singulier regard qui n'a jamais cessé d'interpeler ...

« Selon Pline, la mandragore blanche est mâle et la noire, femelle. L'odeur des feuilles est si forte que la plupart de ceux qui l'ont respirée sont restés muets.

Le secret tiendrait-il donc au parfum de ses feuilles ?

« Absolument » affirme Hélène Grimaud.   

Et pour le médecin Discorides, la mandragore et l'herbe Circé ne font qu'une. Circé, la sorcière, qui voulut envoûter Ulysse le rusé.

Enfin, sur la mandragore (Livre X ) Homère écrit  encore :

"La racine est noire, mais la fleur est comme le lait. C'est une entreprise difficile pour les hommes de l'arracher du sol, mais les dieux sont tout-puissants."

Les dieux seulement ?

Non, poursuit Hélène Grimaud, les loups aussi. D’ailleurs, pour Pline, il n'existe que deux moyens de cueillir la mandragore :  le premier consiste à tracer autour d'elle trois cercles avec une épée. Il faut ensuite regarder en direction du le ponant et retenir son souffle le plus longtemps possible.  L’odeur est si forte qu'elle coupe à jamais la parole à ceux qui la respire.

Apprivoiser le loup ...

Le second consiste à apprivoiser un loup pour lui commander d'arracher la fleur. Lui seul peut y parvenir sans provoquer d'innombrables malheurs. En mourant - aucun n'a survécu à l'épreuve - le loup communique aux feuilles de la mandragore ses pouvoirs.

Passeur d'éternité, le loup, en rendant son dernier souffle, les rend alors narcotiques et magiques. 

Conversion à la joie

Nous sommes sur le seuil : la musique est la clé. En chaque être se trouve un être, qui n’est pas encore mais qui doit apparaître peu à peu. A chacun de se transformer et de se renouveler en déplaçant le centre de gravité de sa conscience : il s’agit de ne plus se tourner vers soi-même, mais vers l’éternité. Dès lors, celle-ci commence dès cette vie. Avoir le sens de l’éternité, ce n’est pas mettre l’Éternel au-dessus du monde, c’est naître à une autre réalité, enchâssée dans la première, à un autre état de l’amour qui remplace le premier dans une conversion à la joie.

"L'élégance est aisée, elle est le geste d'une âme d'élite  ... "(Sully Prudhomme )

Ainsi Beethoven prend-il la main tendue de Shakespeare. Corigliano celle de Beethoven - dans sa Fantaisie sur un ostinato fondée sur le fameux Allegretto de la Septième Symphonie -, cependant que Pärt fait résonner un prélude de Bach, tous unis dans une même ferveur.

La question de la musique a peut-être trouvé sa réponse : non dans le regret du passé, mais dans la création de l’avenir. 

La musique commence là où s'arrête le pouvoir des mots assurait Richard Wagner. Ce à quoi et modestement je répondrai : Il n'empêche que la main reste de toute évidence le terminal de la pensée et c'est bien pour cette raison qu'il m'est difficile de dissocier ma passion pour le piano et celle pour l'écriture.

Les loups symbolisent les difficultés de notre relation avec la nature et représentent une tâche essentielle dans notre effort de conservation global. Ils jouent un rôle crucial dans l’environnement ; ce sont des bâtisseurs de biodiversité dans leur écosystème, qui est l’essentiel de l’hémisphère nord.

En l’occurrence, et selon notre choix, le magnifique prélude et fugue en ut mineur BWV 847 dans un style "enlevé" mais non dénué de charme, illustre parfaitement et en conclusion cette pensée d’Hélène Grimaud :

« On se trompe rarement, on ne va simplement pas assez loin. »

 

Bernard VADON

Je travaillais le Deuxième concerto de Brahms, et je voulais purger mon corps de toute la tension physique des exercices au clavier qu'exige cette oeuvre aux complications rythmiques infinies, aux soubresauts complexes entre accords massifs et grands écartements, au scherzo fougueux.

Rédigé par Bernard Vadon

Publié dans #J - 2 - B ( Journal )

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