Souvenir de voyage sous l'éclairage de Paul Klee ou QUAND L’ÉGYPTE ANCIENNE TRANSFORMAIT L’APPARENCE EN VÉRITÉ.

Publié le 7 Février 2021

Alexandre Kantorow nommé, lors des Victoires de la Musique Classique 2019, dans cette interprétation du magnifique concerto intitulé l'"Egyptian" , illustre parfaitement et indépendamment du sentiment des égyptologues puristes quant à cette assimilation sinon cette atmosphère. Sans doute, ils contesteront le néophyte que je suis. Néanmoins, ce que personnellement j'apprécie dans la musique c'est ce que Marcel Proust écrivait, à avoir qu'elle est peut-être l'exemple unique de qu'aurait pu être - s'il n'y avait eu l'invention du langage, la formation des mots, l'analyse des idées - la communication des âmes." Où, mieux qu'en Egypte, peut-on ressentir cette incroyable énergie inspirée d'ailleurs ?

Paul Klee et l'Égypte  : une orchestration de présences ...

Une centaine de sarcophages vieux de plus de 2.000 ans, en parfait état de conservation, ont été récemment découverts dans la nécropole de Saqqar,  au sud du Caire; ils appartenaient à des familles de hauts responsables de la Basse époque (entre 700 et 300 ans av. J.-C.) et de la période ptolémaïque (323 à 30 avant J.-C.) et se trouvaient dans la nécropole de "Saqqara qui d’ailleurs n'a pas encore livré  tous ses secrets.

 Un authentique  trésor selon Khaled el-Enani, ministre égyptien du Tourisme et des Antiquités..

Pour mémoire, le site de Saqqara, à un peu plus de quinze kilomètres au sud des pyramides du plateau de Guizeh, abrite la nécropole de Memphis, capitale de l'Égypte ancienne.

Il est classé au patrimoine mondial de l'Unesco et surtout connu pour la célèbre pyramide à degrés du pharaon Djéser, la première de l'ère pharaonique.

Ce monument, construit vers 2.700 avant J-C par l'architecte Imhotep, est d’ailleurs considéré comme l'un des plus anciens au monde.

L'histoire des hommes quelques milliers d'années avant J.C

FATALISME

Comme l’écrivait Henri Lacordaire – éminent religieux et prédicateur - à propos du souvenir c’est la présence dans l’absence, mais aussi la parole dans le silence et mieux encore, le retour sans fin d’un bonheur passé auquel le cœur donne l’immortalité. Je ne sais pas si je ne lui préfère pas, aux harmonies du souvenir, cette autre et poétique paraphrase de Georges Sand considérant le souvenir comme un parfum de l’âme.

 La voix nasillarde du muezzin appelant à la prière ne parvient pas à troubler les piaillements de centaines d’oiseaux nichés dans la verdure tropicale.

Sur le bleu lavande du ciel, les Horus au plumage brun et roux glissent. Silencieusement. En larges circonvolutions.

L’Égypte d’hier vient à la rencontre de celle demain. Avec en filigrane le fatalisme oriental. Dans la demi-obscurité des mastabas - ces maisons funéraires - dans les galeries du Sarapeum à Saqqara, et celle des tombes Pharaoniques, où l’art et les hiéroglyphes racontent l’histoire des hommes, quelques milliers d’années avant Jésus Christ, le temps s’identifie à l’éternité. Cette même éternité capable, au moins par le philtre de l’imaginaire, de gommer les années, fussent-elles lumière. Ce même outil du temps qui fuit et que l’on peut retrouver au travers des souvenirs sinon de la faculté de chacun à se propulser au coeur des lendemains.

L'Émir Abd El Kader : l'esprit visionnaire.

Les ombres portées de l’Émir Abd el Kader et du général E.M Daumas s’estompent sous l’effet de la lueur aveuglante et froide de cette mégapole ensommeillée du XXème siècle. Près de cent cinquante années passées donnent la mesure du temps écoulé depuis la date mémorable marquant un événement qui va bouleverser l’entière notion de géopolitique et les relations commerciales internationales.

 

Le général d'Empire E.M. Daumas : l'altérité en question.

Ainsi, le canal de Suez n’est plus un rêve fou mais une réalité qui illustre l’esprit visionnaire d’un homme, en l’occurrence l’Émir Abd el Kader, qui, avant l’heure, alors même que les égyptiens et l’ensemble des pays musulmans ne voyaient pas d’un très bon oeil la concrétisation de cette idée, compris l’importance stratégique de ce chantier gigantesque.

En effet, deux siècles auparavant, alors qu’il a recouvré son honneur et surtout sa totale liberté de manoeuvre, l’émir, nourri d’une retraite enrichissante entre la Mecque et Médine - nous sommes en 1864 - va se trouver au coeur de ce projet à peine imaginable et pourtant bien en phase avec ce qui fit, dans le gigantisme humanitaire, la singularité des pharaons. Abd el Kader aura bien besoin de ses talents de fin diplomate et aussi de ses antécédents de guerrier mais aussi d’homme de foi, pour convaincre les autorités religieuses de la région. Les persuader, surtout, de l’intérêt primordial que représenterait, à terme, cet isthme reliant l’Orient à l’Occident.

Ferdinand de Lesseps : le mot de la fin ...

Finalement, Ferdinand de Lesseps comprit, dans ce contexte où les civilisations et les coutumes ont souvent le mot de la fin, combien le soutien logistique de l’émir serait vital et essentiel dans cette réalisation. Quant à Abd El Kader, sans trône ni pouvoir mais en fidèle disciple d’Ibn Arabi – ouléma, théologien, juriste, poète, soufi, métaphysicien, philosophe – fort de son combat contre le colonialisme mais surtout pétri de profondes vertus humanitaires et religieuses, il s’employa à convaincre les populations arabes et musulmanes, du golfe arabe à l’océan atlantique et que le concepteur – on dirait aujourd’hui le promoteur - du projet et le gouvernement français n’auraient pu fidéliser.

De toute évidence, il est quasiment sûr que, sans l’aval moral de l’émir, le canal de Suez, avec pour conséquence heureuse le bouleversement politique et économique qu'il génèrerait, en serait resté au stade du voeu pieux sinon des dossiers et des plans consignés au fond de tiroirs. 

Le processus est en route.

La légende du Nil, les sonorités bleues du grand fleuve... selon Paul Klee

Ce sera le dernier et non le moindre rêve de l’émir qui, au-delà de sa passion pour sa nation, achève l’ultime étape de sa contribution en précurseur reconnu d’un improbable projet mais capital pour le monde arabo-musulman et de la volonté de faire enfin se rencontrer deux spiritualités au travers d’un acte résolument technologique mais parfaitement en osmose avec la volonté divine dont l’émir était profondément imprégné. Et de toute évidence, il ouvrait enfin la voie aux réformistes arabes parmi lesquels Djamal Eddine El Afghani, Mohamed Abdou et Chakib Arslane, aux prises avec un obscurantisme en totale opposition avec la philosophie des Lumières. Si j’osais et dans la voie d’un Diderot ou de d’Alembert, c’est bien à Mozart et singulièrement à « La flûte enchantée » que musicalement et par préférence musicale j’en appellerais.

CORDON OMBILICAL

Retour à la réalité sinon sur terre :

Le train d’atterrissage du Boeing 707 de la compagnie Egyptair en provenance de Paris écorche sèchement la piste de l’aéroport du Caire. Il est minuit passé.

Une animation inhabituelle règne encore aux abords de l’aérogare. Sur l’aire d’arrivée, les chauffeurs de taxis se livrent à la chasse au client. Sans ménagement et rompus à toutes les concessions susceptibles de séduire les passagers en quête de quiétude hôtelière.

Paul Klee peint le Nil, la veine de tout ... un ensemble organique, cohérent, qui palpite paisiblement.

Les chaouches - employés chargés de comptabiliser le trafic - s’efforcent, non sans difficulté, de rétablir un ordre, de toute évidence problématique. L’occidental fraîchement débarqué aura quelques instants plus tard, tout loisir, en la matière, de méditer sur la singulière philosophie orientale.

Calé au fond d’une limousine de marque allemande qui, manifestement, ne doit sa survie qu’à une solidité mécanique à toute épreuve, le voyageur que j’incarne n’a pour unique secours qu’à se persuader de la sérénité souriante d’un chauffeur parfaitement dédaigneux des règles, ailleurs élémentaires, du code de la route et qui, pour se donner bonne conscience, s’acharne sur son avertisseur ajoutant ainsi à la cacophonie sonore ambiante.

Changement de climat et de décor. Comme aux premiers temps de leur histoire, rassemblés sur les rives sablonneuses et marécageuses du Nil, les égyptiens ont fait de l’agriculture l’un des moteurs vitaux de leur activité économique. Cordon ombilical de ce pays où les fellahs utilisant aussi bien le tracteur que le chadouf - l’antique éleveur d’eau souterraine - continuent de mener une existence quasi ancestrale, le fleuve depuis la frontière soudanaise jusqu’à la Méditerranée, porte la vie et sème l’abondance en configurations verdoyantes sur la toile de fond ocre du désert.

Alexandra David-Neel aurait ici, trouver concordance à sa pesée con sidérant que ce qu’il faut chercher et précisément trouver, c’est la douceur sereine d’une inébranlable paix. Illustration :

Les bateaux dans la nuit ou quand Paul Klee laisse place à la réflexion sur la transformation de stimuli visuels.

En plein coeur du Caire, un vieux pêcheur, depuis son bateau-maison badigeonné de goudron jette ses hameçons aux poissons affamés. Jusqu’aux portes de la capitale, le passé ne parvient pas à se démarquer du présent. Dans les quartiers résidentiels, derrière le rideau d’arbres qui bordent le fleuve, les vieilles demeures patriciennes dressent leurs façades grises et abandonnées sur lesquelles, depuis longtemps, les fastes de la période faroukienne ont disparu. Ce temps semble manifestement bien révolu.

Je ne peux m’empêcher de penser à « l’Immeuble Yacoubian » sur la mythique rue Soliman Pacha. Au cœur du Caire. Même si dans certains clubs cairotes ou dans les restaurants panoramiques, au dernier étage des palaces, on accueille encore une certaine classe de « l’Establisment ». Quand l’Égypte ancienne transformait l’apparence en vérité.

Des pyramides à Abu Simbel, en passant Louxor et Philae, sur cette épine dorsale historico-archéologique, se fonde le nouveau pari de l’Égypte. Le phénomène du Nil nourricier est une réalité. Les précurseurs, en matière de découverte de l’Égypte, en sont alors profondément conscients.

A deux pas de Memphis, la plus ancienne capitale au monde, noyée dans une verdure protectrice où eucalyptus, palmiers et flamboyants se taillent la meilleure part au soleil générateur de vie et où chaque pouce de terre est disputé au désert pour cultiver la fève, l’oignon et l’artichaut, l’Histoire émerge des sables souverains : quand l’Égypte ancienne transformait l’apparence en vérité.

Tous les détails de ces jeux de vapeur et d’écume, ces métamorphoses, ces évanescences, comme l’écrivait Simone de Beauvoir, auraient échappé à notre sagacité si ce n’avait été une brise venue depuis le sud et soulevant le sable blond aux ineffables et tendres reflets.

L’histoire nous préserve mystérieusement de l’incroyable charivari du Caire et de sa banlieue exponentielle à quelques kilomètres seulement.

« La mer était d’une chaude teinte lilas avec un chemin d’or pour la lune. »

Atmosphère. Tchekhov et Nabokov sont au détour de la phrase : « La mer était d’une chaude teinte lilas avec un chemin d’or pour la lune. » Ici, le fumet des siècles, mélange âcre de benjoin, de jasmin, d’ambre, de santal, de musc et de gingembre, flirte étrangement avec nos sensations et porte à la mélancolie dans ces rues du Vieux Caire cerné par une multitude de minarets dominant les mosquées bourdonnantes. En ce doux printemps de mars, sous la fantastique et irrépressible poussée démographique, l’immobilier continue inexorablement d’exploser. Pas toujours avec bonheur d’ailleurs et jusqu’à provoquer l’asphyxie des pyramides de Cheops, Khephren et autres Mykérinos vers lesquelles les bédouins se frayent à dos de chameaux un chemin caillouteux.

FUNERAIRE

Le petit matin s’installe en léger brouillard qui s’effiloche au-dessus du Nil où les pêcheurs relèvent leurs filets. Dans le concert des avertisseurs qui s’est à peine calmé aux dernières heures de la nuit, le jour vient à la rencontre de la nuit. Insensiblement et difficilement perceptible. Avec cependant un léger avantage sur ces aurores proche-orientales qui n’en finissent plus de passer par la palette nuancée et colorée du levant.

Dans les restaurants qui sont légions dans le périmètre du marché Khan Khalili, ert pour seulement quelques piastres, on peut accompagner son thé ou son café, ou encore son jus du fruit sacré de Thot, le dieu de la sagesse, d’un petit pain rond et creux, empli de foul, une crème brune et onctueuse obtenue en faisant cuire une nuit entière des fèves, assaisonnées d’herbes, de citron, de poivre vert et noir.

L’Histoire est ici partout présente. Omniprésente pourrait-on même écrire. Surtout lorsqu’on remonte le Nil jusqu’en Haute Egypte. Tout comme sur la route de Louxor, capitale de l’ancienne Egypte, ville sacrée de la trinité thébaine divine Amon, le roi des dieux, Mout, son épouse et leur fils Khonsu, le dieu lunaire.

Les vestiges impressionnants de Louxor et de Karnak témoignent ici de la grandeur et de la magnificence de cette civilisation étrangement ressuscitée lors des nuits de pleine lune alors que de l’autre côté du Nil, sur la rive ouest, s’ouvrent les vallées des rois et des reines de la XVIIIème dynastie.

Tel un légendaire et impressionnant point géodésique, la tombe de Toutânkhamon, à une montagne de sable du temple funéraire et sur les trois terrasses de Deir El Bahari, auquel la reine Hatshepsout a laissé son nom, donne la mesure du temps. Pour y accéder, il faut emprunter le bac avant de suivre une route poussiéreuse longeant d’immenses champs de cannes à sucre et de blé que dominent les fameux colosses de Mennon.

Ici, ceux qui vivent d'amour vivent d'éternité ...

A peine le temps de découvrir Assouan écrasée sous le soleil de plomb du désert, un lieu particulièrement serein et reposant. L’imposant mausolée de l’Aga Kahn domine l’île Eléphantine où les jeunes et troublants nubiens, issus de cette race noble et préservée, sont élevés dans le respect de la tradition. Sur la toute proche île Kitchener, authentique jardin extraordinaire, poussent en ordre dispersé les plus rares essences tropicales et asiatiques. A quelques kilomètres, le temple de Philae, d’époque ptolémaïque, connait, quant à lui, le même destin heureux que le temple funéraire de Ramsès II à Abu Simbel.

L’aube, l’ombre, le soir, l’espace et les étoiles ; ce que la nuit recèle ou montre entre ses voiles, se mêle à la ferveur de notre être exalté. Ceux qui vivent d’amour vivent d’éternité s’exaltait Émile Verhaeren. Ici, les voiles blanches des felouques, tels de grands et gracieux volatiles, se fondent dans la nuit qui recouvre doucement les contreforts du désert de Nubie. Un paysage d’exception où, sur fond de granit rose, se dessine le destin du Proche-Orient et de l’Egypte.

La plume d’André Malraux en donnait d’ailleurs la quintessence spirituelle :

« Funéraire, l’art égyptien est rarement funéraire. Il ne tente pas de fixer ce qui fut comme les bustes romains : il fait accéder le mort à l’éternel … Il crée les formes qui accordent celles de la terre à l’insaisissable du monde souterrain, selon le Maât, loi de l’univers : il fonde l’apparence en vérité. »

Victor Hugo : "Cette autre mer de poésie."

Quant à Victor Hugo, l’auteur des « Orientales » dont ce joli poème intitulé « Le feu du ciel » en opposition à Stendhal dans son costume de journaliste et qui s’en tient plutôt dans ses descriptions à une forme de réalisme en évitant tout pathos ou la lourdeur de récits exhaustifs. Lui aussi, comme nous, fasciné par la beauté des paysages et les vestiges pharaoniques restitués dans « La Légende des siècles » fait parler les dix sphinx de marbre blanc qui soutiennent le trône sur lequel est assis le sultan d’Égypte lui signifiant que sa grandeur n’est rien devant la mort alors que le neuvième fait le portrait de Cléopâtre.

« La mort n’est pas une fin » selon Agatha Christie.

Ici, tout est grand, riche, fécond, comme le Moyen-Âge, cette autre mer de poésie, écrit encore Victor Hugo.

Mais laissons à Victor Hugo le soin de d’épiloguer sinon de philosopher, dans la mouvance messagère d'Andrée Chedid quant à ce fleuve qui contient, selon elle, tous les fleuves c'est lui qui coule dans mes veines :

« Le Nil, dans son immense course.

Arrosant cent climats divers.

Sans jamais épuiser sa source.

Va sans cesse grossir les mers;

Plus il se gonfle, plus il gronde.

Plus le sol heureux qu'il féconde

Bénit la fureur de ses eaux;

Du Temps, il craint peu les ravages,

Il a vu s'écouler les âges

Comme il voit s'écouler ses flots.

En filigrane du "Livre des Morts de l'Égypte antique" ... dépasser la peur de mourir.

Tel, dans des torrents d'harmonie

Nourrissant son fougueux transport.

Un chantre, inspiré du génie.

En s'épanchant, s'accroît encore ;

Il monte, il s'élève, il bouillonne.

Le Parnasse à sa voix s'étoile.

L'envie en murmurant a fui

Lui-même il survit à sa cendre.

Tout l'admire, et pour mieux l'entendre

Le Temps s'arrête devant lui. »

Bernard VADON

Rédigé par Bernard Vadon

Publié dans #J - 2 - B ( Journal )

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