GUERLAIN : Il était une fois un parfum et ses "habit" d'exception.
Publié le 18 Décembre 2016
Expert auprès des commissaires-priseurs et de la plupart des salons de collectionneurs de flacons de parfum en France, Bernard Gangler a publié trois ouvrages aux Editions du Chêne dont celui relatif - notre photo - aux flacons Guerlain.
Bernard Gangler (notre photo) et la verrerie Pochet et du Courval. Quelques uns des flacons mythiques de la maison Guerlain sans oublier son fondateur.
Est-il nécessaire de s’en référer à la philosophie - ou autres outils de culture – pour s’imprégner de la « noblesse » de l’odorat et s’initier (ou initier) à ce que d’aucuns définissent comme « un sens oublié » sinon une « esthétique olfactive » et, mieux encore un signe de l’âme ? (1)
Je lui préfère le terme de « vibration » car l’incidence directe sinon parallèle en est l’émotion. Rien n’est solide, tout est énergie :
« Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse » écrivait Alfred de Musset dans un contexte certes différent et loin de l’intelligence du « sentir » mais qui ne manque pas de nous interpeler. Surtout si on la complète par le dernier vers du poème :
« Faites-vous de ce monde un songe sans réveil. »
Une empreinte de moi
Il n’empêche que le flacon apparaît comme un élément fédérateur et complémentaire pour ne pas dire indispensable dans la dialectique du parfum. Il est en effet porteur de l’inspiration d’origine et de ce que des universitaires osent comparer, au travers d’un sentir olfactif subjectif, à un paradigme du chiasme existentiel (explication : « Vous êtes aujourd’hui ce qu’autrefois je fus » selon Pierre Corneille dans « Le Cid ») soit, entre un infini qui nous échappe et un fini qui ne saurait jamais nous satisfaire, selon cette fois Carlo Michelstaedter, philosophe et dessinateur italien (« Persuasion et Rhétorique ») .
En somme, il convient d’oublier le rationnel au bénéfice de l’existentiel, un fantôme de réel dans un fantôme de langue, comme dirait aussi Michel Serres.
Le père fondateur de la maison Guerlain est autrement et j’ai envie de dire spirituellement dans la voie conquérante :
« Une empreinte de moi dans la mémoire des autres. »
Par cette confidence, Pierre François Pascal Guerlain, dés la création de la grande maison – en 1828 – préfigure une autre évidence que seul un homme d’exception pouvait honorer et sur une affirmation qui décoiffe quelque peu :
« La gloire est éphémère seule la renommée dure. »
La place du flaconnage
Les « jus » (c’est l’étrange mais réelle appellation d’une flagrance ou d’un parfum déjà en usage chez les romains et dont les effluves se dégageaient à travers la fumée – « per fumum » ou « par la fumée » - provoquée par la consumation de feuilles ou de résines aromatiques) ou formules n’étant pas forcément le résultat de la combinaison de plusieurs ingrédients.
« Mitsouko » créé en 1919 par Jacques Guerlain en est un exemple tout comme « Nahema » signé Jean-Paul Guerlain selon une formule qu’il estime « simple et concise ».
Dans ce contexte de préciosité extrême, la place du flaconnage est primordiale dans la parfumerie car elle complète extérieurement la singularité intrinsèque du jus que le flacon protège tel un écrin dans le cas d’un bijou.
Historiquement, les flacons existaient déjà dans l’Antiquité et n’eurent de cesse, au fil des siècles, d’intéresser les plus talentueux artistes et ciseleurs.
A la fin du XIXème siècle et surtout début XXème jusqu’à aujourd’hui, les plus prestigieuses maisons de cristallerie apportèrent leur précieuse collaboration dans la présentation des flagrances les plus délicates.
On retiendra, dans une liste qui n’est pas exhaustive, Lalique et Baccarat, auteurs de flacons exceptionnels figurant aujourd’hui au patrimoine mondial des arts de la mode et du luxe. Une façon d’éterniser le parfum. Pour le plus grand bonheur de la cohorte des reines, princesses et princes des cours européennes.
Soixante neuf abeilles
En effet, le temps de vie d’un parfum est indéterminée et sa notoriété souvent partie prenante de situations historiques ou anecdotiques. Une autre manière de le pérenniser.
Ainsi, la maison Guerlain peut-elle faire état de ces références à la grande comme à la petite histoire. Volontairement ou non mais le fait est là et les exemples nombreux de ces motifs d’inspiration sont légions.
Avec « Shalimar », un des parfums vedettes de la marque, Guerlain rendit hommage à la princesse indoue, Mumtaz Mahal dont l’époux fit construire le fameux Taj Mahal. Le flacon évoque les vasques ornant les jardins de Shalimar et se distingue par un bouchon en forme d’éventail de couleur saphir.
L’emblématique flacon aux abeilles – réalisé en 1853 – inspiré à l’impératrice Eugénie soucieuse « d’habiller » son Eau de Cologne Impériale, est quant à lui entré dans la grande Histoire avec ses 69 abeilles dorées à l’or fin et caractéristique par ses étiquettes vertes, l’ensemble à l’image des « tuiles » du dôme de la colonne Vendôme et réalisé par le verrier Pochet et du Courval .
L’attrait pour ces pièces d’exception suscite dans les salles de ventes un vif intérêt de la part des collectionneurs parmi lesquels Sylvie Guerlain qui détient les pièces les plus remarquables auxquelles sont attachées les flagrances les plus rares et par voie de conséquence des flaconnages d’une grande beauté quant à leurs formes, leurs couleurs et la matière servant à leur fabrication.
L’arôme capturé
« Vol de Nuit » paru en 1931 - illustration symbolique du célèbre roman de Saint-Exupéry sur le questionnement et la méditation sur la nuit qui inquiète et qui enferme au travers d’équipées difficiles à bord d’un avion légendaire, un Lockheed P-38 /lightning - mais aussi « Chamade » qui symbolise la célébration de la liberté dans la société du moment.
L’inspiration peut également se nourrir d’histoires personnelles et souvent amoureuses.
« Jicky » en est un touchant exemple qui évoque l’émotion subtilement parfumée née d’une rencontre ou encore d’un modèle littéraire avec le parfum baptisé « Mitsouko », du nom de l’héroïne du roman de Claude Farrère, « La Bataille ».
« L’odeur de rose, faible, grâce au vent léger d’été qui passe, se mêle aux parfums qu’elle a mis. »
Paul Verlaine mais aussi Charles Baudelaire qui sans le savoir « quantifiait » en quelque sorte ses sentiments :
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »
De « Vol de Nuit » et « Chamade » mais aussi de « Vétiver » (1956) à « Habit Rouge » (1965) en passant par « L’Homme Idéal » et « La Petite Robe Noire » (2009) ressuscitée sur les petits écrans du moment en écho à cette autre note parfumée d’Henri de Régnier :
« Nul parfum n’est plus doux que celui d’une rose
Lorsque l’on se souvient de l’avoir respiré
Ou quand l’ardent flacon, où son âme est enclose,
En conserve au cristal l’arôme capturé. »
Bernard Vadon
(1) Bernard Gangler les raconte dans un bel ouvrage circonstancié.
Aux Editions Hachette/ Le Chêne