« Charlie Hebdo » : un dérapage, une fois encore, non contrôlé !

Publié le 15 Janvier 2016

Un dessin très équivoque
Un dessin très équivoque

Il n’est pas toujours facile d’établir des parallèles ou de lancer des passerelles entre les mots pour tenter d’atténuer la violence de l’un par rapport à l’autre.

Entre la provocation et la liberté d’expression - dont le plus grand nombre, avec plus ou moins d’honnêteté intellectuelle, se gargarisent depuis des mois au fil des tragiques attentats qui n’épargnent plus personne - le passage est étroit.

Chacun, finalement, s’accommodant de ce qui l’arrange. Au mépris, parfois, des conséquences dramatiques qui en découlent.

Point besoin de caricatures outrancières pour en témoigner. Et le défi à la peur n’a rien à voir dans l’affaire. Il s’agirait en l’occurrence plutôt d’intelligence à maîtriser les situations.

Les caricatures qui, hier encore, faisaient rire ne font même plus sourire.

Stigmatiser un état des lieux ou mieux des consciences au travers d’une représentation si talentueuse soit-elle – jusqu’à éluder le blasphème qui, de toute façon étrange, n’est pas un délit reconnu en droit français – frise la stupidité pour rester poli. Et lui adjoindre en manière d’explication oiseuse la part d’influence divine invoquée par quelques déglingués du cerveau est encore plus délirant et provoquant aux yeux des croyants toutes confessions confondues qui n’ont rien à voir dans cette affaire de principes religieux dévoyés et qui s’en tiennent à l’élémentaire respect des autres, à un rejet systématique du mal et à la pratique de l’amour du prochain.

Les associer à ces cinglés par le biais de religions qui, au fond, ne prônent précisément que l’amour et sont opposées à toute violence, est proprement scandaleux et nul.

Emotion légitime

Ne pas être choqué, comme un notable catholique pratiquant s’en est fait le chantre sur les plateaux de télévision française est assez surprenant ; quant à la conférence des évêques de France, elle s’est prudemment cantonnée dans un quasi mutisme qui, lui aussi, en dit long sur sa capacité à trancher sinon à pratiquer la diplomatie à géométrie variable. Enfin, le président du Conseil français du culte musulman n’en dira guère plus en se retranchant derrière une liberté d’expression qui, selon lui, doit s’appliquer. (sic)

N’empêche que le dernier dessin de « une » de Charlie Hebdo dénote, de la part de ceux qui ne réagissent pas ou déclarent simplement que cela ne les touche pas, une attitude foncièrement débile. C’est en tout cas une mise en cause de la foi qui n’honore pas leurs auteurs. Et cela n’a rien à voir avec une liberté d’expression qui, par le fait de tout ce qu’elle peut un jour générer au travers des abus, perd toute sa force de persuasion. Mieux toute sa valeur. Ne parlons pas du blasphème, comme précisé précédemment, qui, par chance pour leurs auteurs, en France tout au moins, ne risquent pas de poursuites judiciaires. Personnellement, je parlerais plutôt d’humiliation.

Au-delà de l’émotion légitime et certainement sincère ressentie lors des commémorations des attentats, ce genre d’événements terribles indirectement brocardés, sur le dos de la religion, par les caricaturistes de service ou des chroniqueurs qui, hier encore, devaient se contenter d’un lectorat confidentiel, nous obligent à garder la tête froide et à trouver ailleurs les vraies solutions pour éradiquer cette propension de certains fous à tuer l’autre parce qu’il ne partage vos idées.

Ne pas succomber au pathos n’exclut pas le deuil. Au contraire. Mais la France avait-elle besoin de ça pour retrouver ses valeurs patriotiques et son droit fondamental au respect des droits de l’homme ?

Sinon avoir le culot ou l’imbécilité d’évoquer un Dieu dont, de toute façon et par le ses convictions athées, n’existe pas pour lui et ses amis.

Par ailleurs, pour qui se prend t-il ce Riss (directeur de C.H) pour traiter les croyants de « culs-bénits » y associant « les fanatiques abrutis par le Coran » ?

Du n’importe quoi et, en clair, l’art de tout mélanger en confisquant de surcroît le droit à penser autrement que M. Riss et ses amis ; valeur élémentaire qui vaut bien la liberté d’expression.

Dans un article du 6 janvier intitulé « la foi manipulée », L’Osservatore Romano, le quotidien du Vatican, plus courageusement que d’autres entités ou personnalités, a pour sa part critiqué sans ménagement la dernière « Une » de « Charlie Hebdo » croquant un Dieu armé d’une kalachnikov, les mains tachées de sang, et accompagné de cette description: « Un an après, l’assassin court toujours ! ».

Lequel ? Ne se trompe t-on pas de cible ?

Omniscience divine

« Dans le choix de « Charlie Hebdo », on retrouve le triste paradoxe d’un monde toujours plus attentif au « politiquement correct » ; au point de frôler le ridicule (…) mais qui ne veut pas reconnaître et respecter la foi en Dieu de chaque croyant, quel que soit le credo qu’il professe » écrit le quotidien catholique.

Pas surprenant que ces propos et les dessins spécifiques à ce numéro de l’hebdomadaire satirique aient à nouveau suscité la réprobation du plus grand nombre et pas seulement des croyants.

Ainsi, François Bœspflug, historien des religions et spécialiste de l’histoire de l’iconographie religieuse, note combien ce dessin est équivoque et revient, à ce propos, sur la représentation de Dieu dans les religions monothéistes. En la circonstance, une représentation de Dieu « typiquement chrétienne » que souligne au-dessus de la tête, outre son accoutrement, un triangle avec, en son centre, un œil ouvert, symbole de l’omniscience divine.

Selon ce spécialiste, l’image de Dieu en homme âgé est utilisée par les artistes du XVème siècle au XVIIIe siècle en Occident. Après la Commune de 1870, les anticléricaux français s’en emparèrent pour critiquer la religion mais, selon lui, de manière beaucoup moins violente que ne le fait aujourd’hui M. Riss dans son hebdomadaire.

Le triangle et l’œil peuvent aussi correspondre à des signes francs-maçons, mais ils sont d’abord issus d’une tradition chrétienne ancienne : le triangle pour figurer la Sainte Trinité et l’œil signalant, comme indiqué précédemment, l’omniscience divine, symbole très courant dans l’art baroque du XVIe siècle :

« Dans le judaïsme, Dieu n’est pas représenté en image sinon par des symboles indirects tels que la main, le tétragramme ou encore un ange pour figurer la présence ou l’intervention divine. Toute représentation artistique de Dieu est également prohibée par l’islam puisque l’art ne saurait rivaliser avec l’activité créatrice de Dieu au risque de tomber dans le blasphème. En revanche, la tradition chrétienne est « iconique » et « iconophile » depuis des siècles, précise François Boespflug qui considère encore que la dernière « Une » de Charlie représente une image de Dieu que ne reconnaissent ni les juifs ni les musulmans.

François Bœspflug définit la caricature comme une « anti-icône », c’est-à-dire une production artistique qui raille son modèle mais pour faire réfléchir.

Mais ici, pour encore le citer :

« Je ne vois qu’un « dessin très équivoque » : une image qui contribuerait aux « amalgames », à la « haine de Dieu » et donc à la violence. La mémoire des caricaturistes tués mérite mieux que ce dessin », regrette-t-il.

Dont acte.

Présomptueuse

Dans un autre registre qui ne s’éloigne cependant guère du précédent, Tzvetan Todorov, philosophe et essayiste considère combien la liberté d’expression et son corollaire - la liberté de la presse - ne peuvent être sans limites :

« Une liberté sans bornes ne saurait être légitime. » affirme t-il à ce propos.

Et de préciser que si les Français sont descendus dans la rue, c’est d’abord pour exprimer leur indignation devant ces tueries et pour retrouver l’effet rassurant d’appartenir à une grande communauté rejetant la violence qui s’est abattue sur eux :

« La formule « Je suis Charlie » permettait à tous de participer, sans trop préciser la nature de l’engagement. Pourtant, cette formule, dont je comprends l’attrait, me gêne un peu.» dit encore Tzyetan Todorov qui poursuit :

« D’abord, je la trouve présomptueuse. Si « Charlie » désigne les victimes de l’attentat, non, nous ne sommes pas tous équivalents aux victimes, nous n’avions pas pris des positions risquées dans le passé, à la manière des journalistes assassinés. Nous nous attribuons abusivement le statut de victime. Si l’on pense plutôt aux militants qu’ils étaient, c’est aussi une assimilation abusive : on sait bien que tout le monde n’approuvait pas les choix politiques de ces journalistes. »

« La liberté d’expression publique, ou liberté des médias, n’est pas une valeur inaliénable, intangible ou non négociable, comme on l’a beaucoup dit ces derniers jours. L’État démocratique est l’expression de la volonté populaire ainsi qu’un protecteur des libertés individuelles, dont la liberté de la presse. Il doit donc défendre aussi un certain nombre d’autres valeurs, comme la sécurité des citoyens, la paix civile entre eux, la justice, l’égale dignité de tous. Ces valeurs exercent un effet de limitation les unes sur les autres. La politique de l’État est toujours un compromis entre elles. La liberté de la presse est aussi un pouvoir ; or, en démocratie, aucun pouvoir sans borne ne saurait être légitime. (…) On devrait donc toujours s’interroger, quand on défend la liberté de la presse, sur le rapport de pouvoir entre celui qui l’exerce et celui qui la subit. »

Extrémisme et théocratie

« Par ailleurs, je ne suis pas sûr que les événements tragiques que nous venons de vivre doivent être analysés dans le cadre d’un combat pour ou contre la liberté de la presse. Ce serait isoler l’un d’entre eux, l’attaque du journal, des autres. Coulibaly, qui agissait en coordination avec les frères Kouachi, déclarait qu’il avait reçu ses instructions de l’organisation dite « État islamique » et demandait que le gouvernement français retire ses troupes de tous les États à majorité musulmane. Mohamed Merah n’a jamais évoqué la liberté d’expression. Les assassins de « Charlie Hebdo », eux-mêmes, donnaient une autre justification à leur geste : ils voulaient « venger le prophète ». Le contexte de ces gestes est lié non à la liberté des médias, mais au conflit entre une forme pervertie de l’islam et quelques gouvernements occidentaux, dont celui de la France, qui la combattent militairement sur le territoire de ces États musulmans. »

« Quant à l’extrémisme religieux et la théocratie, comme par ailleurs l’idéologie totalitaire, ils sont des ennemis « externes » de la démocratie, ils la combattent ouvertement. Les ennemis intimes adoptent des attitudes qui se réclament de la démocratie mais en réalité la trahissent, à force de rendre leurs choix absolus et d’ignorer la limitation mutuelle qui doit s’établir entre les différents principes démocratiques. Ainsi, du néolibéralisme, qui ne laisse pas de place pour la volonté collective, ou du néo-conservatisme, qui veut imposer le bien aux autres à coups de missiles ou d’occupation terrestre de leur pays. Ces ennemis intimes menacent, aujourd’hui, la démocratie non moins que ses ennemis déclarés, ce sont eux qui sont responsables, aux États-Unis, de la légalisation de la torture (Abou Ghraib, Guantanamo) ou de la généralisation de la surveillance électronique de la population.» confiait-il encore à une journaliste de La Croix.

Bernard VADON.

De Tzvetan Todorov à François Boespflug en passant par Riss : des amalgames à la haine de Dieu pour aboutir à la violence !De Tzvetan Todorov à François Boespflug en passant par Riss : des amalgames à la haine de Dieu pour aboutir à la violence !De Tzvetan Todorov à François Boespflug en passant par Riss : des amalgames à la haine de Dieu pour aboutir à la violence !

De Tzvetan Todorov à François Boespflug en passant par Riss : des amalgames à la haine de Dieu pour aboutir à la violence !