2016 : « Comment je vois le monde … »
Publié le 3 Janvier 2016
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La tentation était trop forte, à quelques heures du douzième coup de minuit sorte de clap de fin de l’année écoulée, de se laisser envahir sinon submerger par les turbulences d’une planète en crise.
Et de se poser la terrible question : de quoi demain sera t-il fait ?
Mieux : où va ce monde ?
Sur les rayons de ma bibliothèque, un petit livre, parmi la multitude et la diversité des autres, m’accompagne depuis les années lycée, un livre modeste par le nombre de pages mais tellement grand par la portée universelle de son message étonnamment pérenne. Son auteur, jugez du peu, un certain Albert Einstein.
Déjà, le titre (« Comment je vois le monde ») résume la dimension du problème qui nous inquiète.
Un titre qui nous incite à nous approprier la question à savoir : comment nous voyons le monde.
Des angoisses qui ont pour noms, terrorisme, migrants et autres réfugiés fuyant les conflits précédant les prochains réfugiés climatiques, le dérèglement climatique, les températures en hausses préoccupantes (une moyenne de dix degrés par rapport aux années précédentes et positives au pôle Nord au lieu des moins vingt degrés habituels) perturbant les saisons institutionnelles, les tornades, les inondations n’épargnant aucun pays, les mers qui montent et les glaciers qui fondent. La violence et le désordre généralisés, le mépris de plus en plus affirmé des valeurs les plus élémentaires qui n’épargnent plus aucun pays.
Plus que voir le monde, c’est la finalité qui nous interroge.
Pourtant, en ce début de nouvelle année et comme à chaque fois, la coutume a la vie dure et il est difficile de se dérober à ces vœux qui, pour être sincères, font souvent de ceux qui les reçoivent des imbéciles heureux.
Dans les années 1970 (l’édition française avait été publiée en 1949 avant une réédition en 1979) Albert Einstein faisait paraître un essai philosophique et politique rassemblant des réflexions sous forme d’articles rédigés de 1934 à 1958.
Le célèbre physicien aborde les sujets les plus divers, de l’économie à la religion en passant par les domaines scientifiques, sociaux et, bien entendu, scientifiques.
Plus qu’y répondre, celui auquel on doit d’avoir changé, par sa théorie révolutionnaire de la relativité, la conception humaine du temps, de l’espace et de l’univers ne manquait pas de se poser la question essentielle quant au sens de la vie.
En ce nouveau millésime, les considérations de ce génie n’ont pas pris une ride.
Aujourd’hui n’est plus hier et demain leur ressemblera avec un risque d’excès dévastateur et d’asservissement au nom du pouvoir et de l’argent déifiés. Les médias en sont des miroirs souvent effroyables et incontournables.
La lecture de ces chroniques d’Albert Einstein est en même temps édifiante et troublante.
En tout cas, celle que j’ai opportunément retenue est manifestement de circonstance en ce début d’année engagé sous le signe d’une grande interrogation universelle :
« Ma condition humaine me fascine. Je sais mon existence limitée et j’ignore pourquoi je suis sur cette terre, mais parfois je le pressens. Par l’expérience quotidienne, concrète et intuitive, je me découvre vivant pour certains autres, parce que leur sourire et leur bonheur me conditionnent entièrement, mais aussi pour d’autres hommes dont, par hasard, j’ai découvert les émotions semblables aux miennes.
Et chaque jour, mille fois, je ressens ma vie, corps et âme, intégralement tributaire du travail des vivants et des morts. Je voudrais donner autant que je reçois mais je ne cesse de recevoir. Puis j’éprouve le sentiment satisfait de ma solitude et j’ai presque mauvaise conscience à exiger d’autrui encore quelque chose. Je vois les hommes se différencier par les classes sociales et, je le sais, rien ne les justifie si ce n’est la violence. J’imagine accessible et souhaitable pour tous, en leur corps et en leur esprit, une vie simple et naturelle.
Je me refuse à croire en la liberté et en ce concept philosophique. Je ne suis pas libre, mais tantôt contraint par des pressions étrangères à moi ou tantôt par des convictions intimes. Jeune, j’ai été frappé par la maxime de Schopenhauer : « L’homme peut certes faire ce qu’il veut, mais il ne peut pas vouloir ce qu’il veut » ; et aujourd’hui face au terrifiant spectacle des injustices humaines, cette morale m’apaise et m’éduque. J’apprends à tolérer ce qui me fait souffrir. Je supporte alors mieux mon sentiment de responsabilité. Je n’en suis plus écrasé et je cesse de prendre moi ou les autres au sérieux. Alors je vois le monde avec humour. Je ne puis me préoccuper du sens ou du but de ma propre existence ou de celle des autres, parce que, d’un point de vue strictement objectif, c’est absurde. Et pourtant, en tant qu’homme, certains idéaux dirigent mes actions et orientent mes jugements. Car je n’ai jamais considéré le plaisir et le bonheur comme une fin en soi et j’abandonne ce type de jouissance aux individus réduits à des instincts de groupe.
En revanche, des idéaux ont suscité mes efforts et m’ont permis de vivre. Ils s’appellent le bien, le beau, le vrai. Si je ne me ressens pas en sympathie avec d’autres sensibilités semblables à la mienne, et si je ne m’obstine pas inlassablement à poursuivre cet idéal éternellement inaccessible en art et en science, la vie n’a aucun sens pour moi. Or l’humanité se passionne pour des buts dérisoires. Ils s’appellent la richesse, la gloire, le luxe. Déjà jeune je les méprisais.
J’ai un amour fort pour la justice, pour l’engagement social. Mais je m’intègre très difficilement aux hommes et à leurs communautés. Je n’en éprouve pas le besoin parce que je suis profondément un solitaire. Je me sens lié réellement à l’État, à la patrie, à mes amis, à ma famille au sens complet du terme.
Mais mon coeur ressent face à ces liens un curieux sentiment d’étrangeté, d’éloignement et l’âge accentue encore cette distance. Je connais lucidement et sans arrière-pensée les frontières de la communication et de l’harmonie entre moi et les autres hommes. J’ai perdu ainsi de la naïveté ou de l’innocence mais j’ai gagné mon indépendance. Je ne fonde plus une opinion, une habitude ou un jugement sur autrui. J’ai expérimenté l’homme. Il est inconsistant.
La vertu républicaine correspond à mon idéal politique. Chaque vie incarne la dignité de la personne humaine, et aucun destin ne justifierai une quelconque exaltation de quiconque. Or le hasard s’amuse de moi. Car les hommes me témoignent un invraisemblable et excessive admiration et vénération. Je ne veux ni ne mérite rien. J’imagine la cause profonde mais chimérique de leur passion. Ils veulent comprendre les quelques idées que j’ai découvertes. Mais j’y ai consacré ma vie, toute ma vie d’un effort ininterrompu. »
En conclusion ajoute encore Albert Einstein :
« Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire… J’ignore la nature des armes qu’on utilisera pour la prochaine guerre mondiale. Mais pour la quatrième, on se battra à coup de pierres.”
Sans se laisser aller à la désespérance, l’analyse au second degré illustre une régression de la condition humaine plutôt que sa progression vers un idéal de vie dont on estime qu’il ne vise pas forcément la perfection mais la volonté d’être meilleur.
Notre société actuelle, de plus en plus égarée, est loin d’épouser cette philosophie de vie.
Bernard VADON